mardi 12 octobre 2010

Coke de combat de Rip

Paris, 11 octobre 2010.

Cher Florent,

Lorsque Rip m'a proposé d'inclure un de mes dessins dans son roman de la collections Manuscrits, j'ai eu, malgré que je l'attendais, un sursaut de bonheur. Je ne connaissais que partialement le contenu du manuscrit qu'il m'apportait dans une enveloppe beige, mais des sympathies tellement fortes s'étaient nouées entre nous, que nous nous sommes faits mutuellement confiance, lui choisissant un dessin très personnel que je lui ai fait voir, moi remettant l'inquisition de son roman au domaine du loisir.

Il m'a demandé de faire valoir auprès de vous, Florent, l'urgence d'une image dans ce prochain livre. Et pas une photo d'archive, pas le rire dans les séries télé, sinon le travail d'un artiste. Je ne veux pas vous décourager de la lecture de ce courrier par un sarcasme d'illuminé, mais au contraire vous encourager à partager notre enthousiasme et mettre en valeur notre travail. Les messages les plus disrupteurs sont exprimés par un art total, comme le montre le légendaire ouvrage Atalanta Fugiens, qui était en même temps une collection de gravures, de poèmes, de partitions, et de réflexions scientifiques sur la chimie.

De même, en tant qu'étranger, j'apprécie chez vous le rôle culturel de la France, qui a été le relais de toutes les mouvances innovatrices de l'Occident pendant une bonne partie de son Histoire. C'est ainsi que furent édités à Paris les exilés de la dictature de mon pays, mais aussi pour la première fois, si je ne me trompe, des ouvrages de Miller et surtout l'Ulysse de Joyce, dont je veux vous parler. Il arrive qu'une édition américaine du Limited Editions Club a été illustrée par Matisse.

Je cite Aragon à propos de Matisse et ce projet en particulier : Il n'est pas sans intérêt de remarquer que "l'illustration" matissienne de Circé, c'est-à-dire de cette sorte d'apocalypse de Léopold Bloom et ses compagnons dans la confusion sexuelle, en ce bourdeau où nous tenons état... a été faite avec, selon, d'après (comme vous voudrez bien dire) des photographies d'acrobates. Comme si le désordre des corps était une manière de bouleversement des lois de nature, une dérision par exemple de la pesanteur, une gymnastique défiant la société. Une occasion, de toute façon, de montrer ici qu'au peintre tout est permis.

Rip m'a fait part des difficultés techniques pour la reproduction d'un dessin dans les conditions dans lesquelles son roman va être imprimé. Je me permets de vous ramener à l'esprit que les livres, passée l'époque des enluminures, ont été illustrés depuis la découverte de l'imprimerie d'abord par des xylographies, dont certaines remarquables par Holbein et Dürer, et ensuite jusqu'à nos jours par des techniques qui vont de l'eau forte jusqu'à la quadrichromie, en passant par le monde si proche encore de nos possibilités d'achat de la lithographie et du linoleum.

Même les éditions de poche respectent la présence de dessins chez Cocteau, Michaux ou par exemple Konrad Lorentz, dans un autre domaine, mais qui ne démérite d'une esthétique.

J'associe beaucoup l'ambiance du blog Manuscrits, depuis 2008, aux toutes premières éclosions de Dada. J'ai pensé à Foujita, illustrateur d'ouvrages pornographiques, mais aussi j'ai puisé chez Picabia et chez Apollinaire pour l'inclusion de phrases écrites dans mes dessins. Rip et moi avons un même ressenti sur cela, ce qui est dit dans mes dessins fait partie d'un ressenti commun, et parfois presque d'une même Kiki de Montparnasse, pour rester dans mes exemples.

La remarque faite étant que dans l'offset à faible tirage le dessin blanc et noir risquait de baver par un manque de nuance ou un excès de contraste. Et bien, voilà de quoi retourner, en bon avant-gardiste, l'étiquette du critique du bon côté. Ou "positiver", comme si naïvement, se servant à son insu d'une homonymie avec l'art du laboratoire photographique du XXe siècle, dit aujourd'hui le jargon psychologisant. Oui, je pense que vous pourrez franchement, avec votre liberté d'esprit vous sentir à l'aise avec le côté trash du dessin qui bave, à associer, avec le recul de l'historien de la littérature, avec la période de dépression et de convenance du boboïsme, de pair avec un certain thatcherisme à la française.

Je suis libertaire en ce que je ne m'offre pas au monde du musée et de l'institution, puisque je suis contre l'Etat, mais en même temps et suivant la même logique, je suis libéral, pariant pour une sorte de capitalisme, faisant crédit à l'initiative privée et minoritaire de l'acheteur, du connaisseur, du fan. Vous conviendrez que la mienne en tant qu'artiste est l'économie implicite au libertin pré-révolutionnaire, pour mettre un exemple très français, mais qu'elle pourrait convenir à un nouvel état des choses, dont tellement vous vous occupez aux Editions Léo Scheer.

Puis il y a l'affaire du collectionneur (de grands tableaux aussi bien que de bandes dessinées underground, tout au long de mon travail), qui peut aller jusqu'à s'intéresser pour un tirage à compte d'auteur ou pour une brochure. Je pense que c'est en tant que brochures que les éditions si particulières des auteurs du net doivent être comprises par le marché. Et c'est dans ce sens que la présence de l'image prend un relief indiscutable, quelle que soit la qualité technique.

Je sais qu'il y a l'inconvénient non explicité de la démarche ajoutée d'un contrat d'illustrateur. Si je suivais mon naturel je vous dirais que la bouteille d'absinthe que j'ai demandé à Rip de m'apporter quand il viendra à mon atelier, peut suffisamment payer un coup de coeur éditorial qui n'a pas de prix. Symboliquement je serais payé si vous faisiez rentrer le coût de la bouteille dans les frais d'édition.

Bien à vous,

Manuel Montero

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