vendredi 18 septembre 2009

Le Louvre en blanc et noir




Sidéré soudainement, je détourne le regard du vieux livre. Quelque chose est comme mouvant, vivant encore, en tout cas, dans cette scène de martyre par Jean Malouel et Henri Bellechose. Le XIV siècle, avant d'arriver au sujet de ma fascination, un tableau obscur de propagande royale. Le XIV siècle où l'Eglise laissait voler la fantaisie des artistes, complice de leur souterraine idolâtrie. La page de droite montre le fragment gauche du tableau, la dernière communion de Saint Denis, prise de la main du Christ en sortant un peu la tête par la fenêtre de la prison. La page de gauche montre la bande horizontale du tableau complet, où l'on voit deux mises à mort, celle du Christ, tout sauf banale, et plus à droite celle de Saint Denis, par décapitation, en trois séquences simultanées dans la table peinte. La tripartition du temps de la scène fait figure de spectacle, comme l'était la mise à mort à l'époque. C'est cette cruauté du peintre qui m'a fait sursauter.

L'artiste ne nous épargne aucun détail de ce qu'il a vu faire. La mitre est tombée à la fin, et la tête qui roule jusqu'au pied de la Croix du Christ, semble s'humilier dans l'humanité adamique, puisque celui-ci est d'habitude le lieu de ce vieux crâne par terre qui est censé avoir appartenu au Premier Homme.

Le livre date de 1929, des années où la vie urbaine au bord de la période fasciste portait des contradictions qui restent, pour pas mal de personnes, encore déchirantes. Le Livre Noir de la Psychanalyse, il aurait pu être publié à l'époque, si ce n'est pas d'alors qu'il a été exhumé. En tout cas un livre sur le Louvre ne pouvait qu'être la tâche de gens plus dignes, et c'est pour cela un petit trésor.

Je passe quelques pages et, à nouveau, je suis foudroyé par le sens tragique du Moyen Age. Le tableau s'intitule "Invention de la Sainte Croix" et quelle que soit l'allégorie ou légende, ce qui a saisi mon regard c'est la juxtaposition au centre du tableau d'une belle femme nue sortant d'un cercueil avec une croix grandeur nature soutenue par trois soldats, croix dont les seins d'elle viennent presque effleurer le mât. Ces soldats habillés très bigarré, comme des chanteurs rock, et aux allures de voyou, mettent une note pathétique au miracle, le profanant. La femme dont on voit nettement la nudité vient de ressusciter et nous regarde droit dans les yeux, mais c'est qu'elle est barrée au niveau du pubis par cette croix penchée. Quelle efficacité dans l'association d'images choc. C'est grâce aux prières de Sainte Hélène, peinte en marge, que la Croix opéra le miracle, et le tableau est dû à Simon Marmion, vers 1480.

François Clouet et des attributions à Corneille de Lyon.

J'en venais à Simon Vouet et à son portrait de Louis XIII. Bien sûr que je ne montre pas les images, ici, puisque je connais la chance exceptionnelle d'avoir lu chez Huysmans des descriptions de tableaux de Grünewald sans pouvoir les regarder dans des reproductions. Si cela exerça chez moi une stimulation de la mémoire et de l'imagination, ma description d'un tableau aujourd'hui pour la plupart jamais vu ne peut que vous inciter aux plus capricieuses des visualisations. Quelle image excessive que celle du peintre qui, de son vivant, était tenu pour meilleur que Poussin, si poli et neutre et imperceptible. La France et la Navarre sont aux pieds du Roi. Celui-ci, en armure et avec moustaches et barbiche coiffés à l'eau de miel, vient joindre sa main à une main droite mystérieuse et symptomatique qui sortant du vide vient faire, semble-t-il, le signe de la Croix sur le front d'une des deux femmes, la France. La France qui porte le même décolleté en demi top-less que le tableau célèbre d'Eugène Delacroix, vaille le nom...

"Défaut capital de Vouet : l'étouffement de la composition." Bien que l'orthographe de ma citation n'aie pas bougé, le jeune lecteur ne saurait plus de quoi il parle, l'un des deux auteurs du chapitre, Pierre Marcel et Charles Terrasse, puisque l'on ne compose plus, désormais, des figures humaines en forme de tableau.

Ce sont mes appétits sensuels qui s'éveillent, cette fois-ci, devant le portrait triple. Quoi ? Deux femmes pour le roi ? Et mises à genoux, voulant le toucher visiblement ? Je trouve désirable cette image peccable de la France. Le peintre a eu le manque de contention suffisant pour placer la main droite de cette femme-là où se placerait le gland du sexe royal s'il avait eu une érection. La main semble caresser avec la paume l'organe pneumatique. La Navarre, elle, offre sa bouche, qu'elle avance dans la même direction. Cela explique le regard légèrement coquin et rassasié que nous jette Louis XIII. Je sais que vous voulez être à ma place, nous dit son regard, ça viendra, persistez.

L'étouffement de la composition, aujourd'hui, n'est plus dû aux torsions du fantasme, mais au hasard sacralisé du cadrage photographique. Cela se passe vite, tandis qu'un tableau, c'est une erreur persistante.

La page de derrière le roi est aussi baroque, avec un tableau horizontal de François Perrier. La peinture baroque donne l'image d'un corpus de sous-entendus. C'est l'ellipse dont parle Severo Sarduy, et dont l'un des centres est appelé à se diluer dans l'ambiguïté. J'apprends du titre que ce sont les guerriers d'Enée qui combattent les Harpies. Mais la lecture héroïque de mon regard est celle d'un prince dont l'humaine armée se joint à Saint Michel dans la chasse aux anges déchus. Je pense qu'aux yeux coupables de ses contemporains, c'était ça le message. Comme toujours, pour que l'idéologie nous prenne, l'on n'a pas besoin d'y croire.

Revenons à Louis XIII, dont le tableau nous fait faire connaissance, et l'on comprendra la suite hystérique qui a été la mise à mort par décapitation de son successeur de trois générations, Louis XVI. Juxtaposée à la main de la Foi qui accorde le signe à la tête de femme, la main royale vient aussi toucher le front. Le roi est un guérisseur, un thaumaturge, par le toucher. Tel le sera le médecin bourgeois à travers Mesmer, qui n'aura plus de sujets, mais des clients ou patients. Mais s'il profite, donc, de ses pouvoirs de suggestion, le roi est aussi un séducteur, un profiteur. L'on comprend que l'on ne se complaise plus dans la cocasserie et la tricherie de Vouet, la séduction est punie par la morale bourgeoise, l'on ne peut même pas imaginer des hypothèses comme la mienne sur la valeur affective d'un tel tableau. Un jeu génital comme enjeu d'un pouvoir passé ? C'est l'invisibilité prononcée du sexe qui rend, reconnue dans la passion des femmes soumises, la majesté du portrait. Attention, par les soins de monsieur Vouet, bien connu de tous, le Roi ose ! C'est la presse rose...

Et vous, intellectuels imberbes, qui êtes fiers de vos gaspillages devant la télé, sous couvert de culture de masses, qui faites même des études sur ce cirque qui n'aurait pas le moins intéressé de penseur païen, vous voulez critiquer l'exhibitionnisme présidentiel ? Oui, le fait de se marier à une chanteuse et ex-top-model... avec tous les fantasmes que vous vous refusez cette fois-ci de savourer ? C'est là que vous devenez ridicules, vieillots et précoces, tandis que la seule issue qui reste aux jeunes révoltés, les révoltés pour de vrai, c'est la jacquerie sans garanties, la prison honteuse et le silence.

De la tartine au chocolat pour le peuple...

Philippe de Champaigne, dans un autre portrait de Louis XIII, a bien marqué la distinction d'avec Vouet. Ici, la Victoire qui vient couronner en planant, de lauriers la tête royale, le fait la palme de la main tournée, pour ne pas poser ses doigts sur le Roi, elle, qui est elle-même un esprit et un objet de culte. L'un corrige le tir de l'autre. La Victoire regarde ébahie le roi, elle refoule, elle est la part bourgeoise de la chose. C'est elle qui s'autorise seule à désirer quoi que ce soit. Le roi n'est qu'un corps, elle est toute esprit. L'amour est impossible, et le sera, le temps venu, pour tous, démocratie de la frustration, apothéose du désir bourgeois.

Ceci soit dit, par désir bourgeois, je n'entends m'accorder avec quelconque pensée critique. Je pense cela tout-fait, et non dans un souci de précision, bien au contraire, j'exprime ce que l'on entend d'habitude par bourgeoisie, c'est à dire... Rien.

C'est sous forme de littérature que le fantasme du président-roi, du président-séducteur, est rendu dans un post d'un ami écrivain (je n'ai pas son téléphone pour prendre son accord sur le fait de le mentionner), qui m'a beaucoup amusé avec un dialogue qui vient faire de l'analyse sémiotique du procès de manipulation d'une première page de magazine avec le couple Bruni-Sarkozy. C'est l'époque dorée de son blog.

Mais il manque l'articulation du simulacre dans la rue, l'on n'a que des signaux, ou des drapeaux comme proposait Mme Royal. Il n'y a plus de corps au pouvoir. L'opportunité de ce qu'on appelle bling-bling serait de retrouver des corps au pouvoir. Mais à peine le pinceau du peintre se redresse un peu, pour tomber à nouveau dans l'ombre, ébloui par le flash accéléré du téléviseur. L'on ne conçoit plus qu'une image du pouvoir aille plus loin que la caricature ou l'instantané.

Parce que celui qui peint le roi peut peindre Spartacus.

...

10 commentaires:

ANONIMO a dit…

http://tinyurl.com/mgelu8

http://tinyurl.com/5kq6h6

Elvira a dit…

Ja, ja, ja... l'éternelle Etoile!

Elvira a dit…

Je viens de commencer à lire, MM, et je trouve "Saint Denis" et je me rappele des rois, nus, souriantes, sur ces tombes... comme j'aime ces sculpures!
(Je m'éxcuse à cause de mon français, monsieur)

Manuel Montero a dit…

Excusez moi, chère amie, mais l'Etoile... c'est que vous me lisez le Tarot (de Marseille j'espère) ?

Pourriez vous me donner plus de précisions sur ces rois nus gisants ? Ce sont Henri II et Catherine de Médicis ? Une amie m'a dit qu'ils sont à Saint Denis... vous êtes fine !

Manuel Montero a dit…

Mais si vous préférez le tarot Visconti, j'aime aussi. Que je suis bête, ça doit avoir un rapport avec les hiéroglyphes du monsieur qui a fait le premier commentaire, et que je n'ai pas encore regardé comme il faut.

Elvira a dit…

Vous l'avez pris maintenant, ja, ja
Et oui, ces esculptures sont émouvantes, extraordinaires!

Nicolaï Lo Russo a dit…

Cher Manuel,

Désolé de vous répondre si tardivement, mais je suis tellement occupé à moultes tâches et urgents travaux ces temps-ci que je n'avais pas consulté ma bal "brossegherta" depuis un moment !

Donc me voilà, encore pardon.

Pour en venir à votre texte, plein d'érudition et d'histoire, ample, coloré et sonore, je ne saurais pas bien qu'y ajouter de pertinent. Mais il me vient une idée, si vous n'y voyez pas d'inconvénient : vous mettre un extrait de HYROK – un extrait de dialogue –, en résonance...

"— Ja !... Tout est dans la symbolique de la phénoménologie interrelazionnelle tu comprends... Mon art est essenziellement basé sur la vectorisation des énergies pulzionnelles reptiliennes ! (Snniiiiiiiiiiiiiiiifffffffnnn...)
— J’adore quand tu parles Uli !...
— Il a fait des progrès en français c’est juste extraordinaire !... Il a un talent c’est hallucinant... et dans tous les domaines !... Stylisme, design, parfumerie, plein de trucs ! Il va même faire une tour à Düsseldorf tu te rends compte ! et des magasins à Pékin !... Quel über-artiste c'est impressionnant ! Tiens, sers-moi du Pomerol chérie...
— Si je comprends bien donc tu vas photographier Violette avec des truies et ta.. ta bite en érection c’est ça ?... Ton sexe... En train de te faire sucer quoi...
— Nein !... Mais non ! Pourquoi la vulgarité ?... Je vais faire une allégorisation alimentaire de la vierge qui se nourrit au sceptre royal. Mon zexe est le prolongement du regard affamé du spectateur qui va se tranzmutationner dans l’image comme vecteur signifiant... avec les truies comme métaphore sémantizielle de la condition féminine ! Foilà !
(...)"

(HYROK, à paraître le 7 octobre, Ed. Léo Scheer, 516 p.)

Manuel Montero a dit…

Tiens, tiens, ça c'était dans la RL ? Vous savez que j'ai loupé pas mal de chapitres. Vaux mieux vous inspirer que vous lire, si je peux dire.

Nicolaï Lo Russo a dit…

Plutôt m'inspirer que me lire ? Voyons ! Il faudrait les deux si possible :-) (ou alors ne vous ai-je pas compris ?) Et pour HYROK, lire dans l'ordre chronologique participe de la montée émotionnelle, ce n'est pas un livre qui se lit en picorant çà et là (ou alors en deuxième lecure peut-être. Mais bon, chacun fait comme il veut bien entendu.

Bonne journée cher Manuel.

Manuel Montero a dit…

Merci de persister, c'est votre esprit satyrique qui pourfend un je ne sais quoi de malaise dans l'esprit du lecteur, quand il vous sent proche (imminent)... Je serais très content de lire ce passage de Hyrok en entier et de suivre un peu le fil.