mercredi 23 avril 2008

Traduire les classiques en français





Je suis parvenu à m'y faire à lire l'oeuvre poétique de Kalidasa dans la traduction anglaise de Chandra Rajan. Il existe une splendide Sakuntala (pour ce qui est du théâtre) en espagnol par Cansinos Assens : mais quand j'ai voulu substituer une traduction espagnole, que j'avais prêtée et perdue, de la poésie de Kalidasa, et que j'ai cherché sur le marché français j'ai n'ai trouvé qu' une version mutilée et faite prose du Kumarasambhavam. J'avais une grande inclination pour la maison d'édition Les Belles Lettres, mais cette façon d'appauvrir un classique m'a déçu et m'a paru honteuse. Je vois qu'ils visent un public de plus en plus analphabète et la sensation s'est répétée avec les tournures conviviales de la dernière traduction de l'Ane d'or d'Apulée.

Amputer, chez un éditeur qui se veut sérieux, la partie épique du Kumarasambhavam, sous prétexte qu'elle n'intéresse personne, est inacceptable, ainsi que le fait de faire s'estomper la versification dans une prose pour des élèves de peu de culture. Ou c'est déjà les profs qui sont aussi mornes ?

Ma deuxième déception est plus subtile et si vous voulez non seulement moins grave mais à l'inverse. Quand il y a quelques années je me suis installé à Paris j'ai acheté nombre de livres, au jour le jour, chez Allia. Et je suis en général très satisfait du rapport qualité-prix. Mais, aujourd'hui, je suis revenu sur leur traduction du Des Liens de Bruno et j'ai lu et relu avec impatience cuisante un passage censé parler du rapport d'égalité entre les liens de l'amour et ceux de la haine. On ressent, à l'inverse de ce qui est en train de se passer pour Les Belles Lettres, l'énorme respect du traducteur pour le texte original. Mais du coup on se demande si, admiratif, il ne s'est pas perdu dans les pièges du texte brunien. Bref, les quelques phrases qui devraient contenir une pensée sont rigides et vides, sans même le dernier ressort de cerner la pensée originel par des possibles inductions de latiniste. Le problème n'est pas l'idiolecte du traducteur, mais sa nature, le problème est que le texte ne semble pas obscur mais que de facto il ne dit rien. Je suis dur là-dessus, d'autres passages me font remercier dix mille fois cette personne. Mais je pense qu'il a voulu nous épargner l'obscurité et, ce faisant, il nous a rendu plus aveugles. La langue devrait disposer de dix mille artifices pour faire entendre la pensée dans son envol nocturne. Le hibou s'annonce par une voix ululante et nous fait reconnaître ses domaines, pourquoi le traducteur serait-il censé manquer de style ou s'abstenir d'allitération et de calembour, mesures et stimuli sensuels de toute pensée qui soit vivante ?

Pour ce faire on n'a pas forcément besoin d'élargir les phrases. L'iconicité du mot suffit et nous renvoie sa musique toute seule. Voyez sinon Aristote, duquel à une autre époque j'avais du citer un court passage. Il n'a pas un parler qui s'étende ou résonne plus d'une fois. J'avais à la portée une édition espagnole et l'originel grec, et je vous assure qu'en refaisant ma propre traduction j'ai eu à faire, même dans un texte qui n'est pas littéraire, à des questions de "timbre".

Et, sinon, pourquoi, ne connaissant pas la langue arabe, j'éprouve au concert la sensation de "suivre le fil" des maqamas d'Aicha Redouane ?



Voir aussi, là haut, "La jouissance du mot bienvenu" d'Eve Livet, dans Le Monde de l'Education, février 1988, accompagné d'une interview de Vargas Llosa.

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