Je crains, comme l'autre, d'inventer la roue au XXIe siècle, avec les rapprochements dont je me surprends moi-même, mais qui pourraient être fatigants pour pas mal d'entre vous. Du moins, je me dis ça sur le coup de me mettre à nouveau à écrire, et quelques hésitations, quelques scrupules surviennent... mais à vrai dire je m'amuse à vous taquiner de mes scrupules chaque soir, en reprenant mon texte et je savoure l'acte d'écrire, pour d'emblée ne rien dire. Ce qui est ressenti comme une torture par la plupart de ceux qui écrivent, par exemple, une thèse doctorale, id est, les réflexions méthodologiques, la paperasse des idées, dévient pour moi la matière dans laquelle je prends le bain d'argile vivifiant d'une délectation morose. Ailleurs, me voulant platonicien et même gnostique, je répétais que la matière en tant qu'origine du mal était foncièrement manifeste dans le phénomène actuel de la bureaucratie, sous tous ses aspects et facettes. Et voici que la vie me tord vers la matière dans l'usure du poème, dans un matérialisme inouï.
Ah, quelle jeunesse j'ai eu de maladroit gourou précoce... "La Matière est d'ordre bureaucratique" ou "Il est préférable de lire le Laberinto de Fortuna (1444), de Juan de Mena, qu'en tant que Divine Comédie espagnole est supérieure à l'italienne (la raison étant qu'elle était plus courte et moins compliquée)"...
Je n'aurais de quoi me repentir, puisque, après une "octava real" (ABABBCBC) consacrée aux dédicaces, Mena démarre fort en vouant sous des allures convenues son oeuvre à une déesse disruptrice, proche de toute sensualité, de tout matérialisme, puisqu'on en est là... Fortune :
Tus casos fallaçes, Fortuna, cantamos,
estados de gentes que giras e trocas,
tus grandes discordias, tus firmezas pocas,
y los qu'en tu rueda quexosos fallamos.
Fasta que al tempo de agora vengamos,
de fechos pasados cobdicia mi pluma
y de los presentes fazer breve suma,
y dé fin Apolo, pues nos començamos.
Et combien fort reste ici le vitriol lancé sur son modèle réputé et présumé, la Comédie. Lorsque Dante s'appuie sur l'énormité monstrueuse de la Somme de Thomas d'Aquin, Mena veut une "breve suma", lorsque l'action de la Comédie a pour sujet la "vie future", Mena se réclame des "fechos" passés et présents, il déclare sa "cobdicia" et, enfin, il veut la nuit ("et finisse Apollon, car nous commençons")...
Je voudrais aussi faire état du début d'une autre construction allégorique espagnole, due à Diego de San Pedro, qu'est Carcel de amor (1492), ou pour mieux dire, l'ouverture du livre, puisque ensuite la narration dévient épistolaire :
Después de hecha la guerra del año pasado, viniendo a tener el inuierno a mi pobre reposo, pasando vna mañana, quando ya el sol quería esclarecer la tierra, por vnos valles hondos y escuros en la Sierra Morena, vi salir a mi encuentro por entre vnos robredales do mi camino se hazía, vn cauallero assí feroz de presencia como espantoso de vista, cubierto todo de cabello a manera de saluaie. Leuaua en la mano yzquierda vn escudo de azero muy fuerte, y en la derecha vna ymagen femenil entallada en vna piedra muy clara, la qual era de tan estrema hermosura que me turbaua la vista. Salían della diuersos rayos de fuego que leuaua encendido el cuerpo de vn onbre que el cauallero forciblemente leuaua tras sí. El qual con vn lastimado gemido, de rato en rato dezía : "En mi fe, se sufre todo."
Une fois faite la guerre de l'an dernier, en venant avoir l'hiver à mon pauvre séjour, et passant un matin, alors que le soleil voulait déjà éclaircir la terre, par quelques vallées profondes et obscures à la Sierra Morena, j'ai vu sortir à mon encontre par les chênes où mon chemin se faisait, un chevalier si farouche de présence comme épouvantable de vue, couvert tout de chevelure à la manière d'un sauvage, et dans la dextre une image féminine entaillée sur une pierre très claire, laquelle était d'une si extrême beauté qu'elle me troublait la vue. D'elle sortaient divers éclairs de feu qui prenaient sur le corps d'un homme qui était traîné de force par le chevalier. Et il disait de temps en temps, avec un langoureux gémir : "Dans ma foi, l'on souffre tout".
Ce premier paragraphe va plus vite que Dante, tout en nous faisant songer aux vers initiaux :
Nel mezzo del cammin di nostra vita
mi ritrovai per una selva oscura
chè la diritta via era smarrita...
mi ritrovai per una selva oscura
chè la diritta via era smarrita...
Ensuite Diego de San Pedro met en scène sa confusion devant les visions qui se succèdent naturellement, "la dubda", son anxiété... Le farouche chevalier chevelu a pour nom Désir, principal officier de la Maison d'Amour. Il cause les "aficiones" avec la beauté de l'image, et il brûle les vies... avec les "aficiones"... tout en conduisant mourir le prisonnier à la Prison d'Amour.
Il passe seul la nuit dans la Sierra, plein de doutes.
Il trouve une tour à base triangulaire en marbre pourpre... aux trois coins : "vna imagen de nuestra vmana hechura de metal, pintada cada vna de su color : la vna de leonado y la otra de negro y la otra de pardillo"... encore la vision d'un aigle... puis il trouve une porte en fer, et pour entrer il doit déposer les armes avec lesquels le coeur souvent se protège de la tristesse, "Descanso y Esperança y Contentamiento"... jusqu'à trouver l'amoureux supplicié sans repos et recevoir de lui la lettre qui ouvre l'épistolaire, non sans avoir basculé dans un superlatif fébrile...
Il est à remarquer, pour ce qui touche à la qualité fébrile de l'allégorie, si on la compare avec celles d'un Francesco Colonna, l'allusion, parsemée de remarques sur l'état de confusion de l'auteur et lui-même témoin, au "cerveau transpercé des épines d'une couronne de fer", qui fouillent dans les viscères de la pensée et que l'amoureux supplicié repousse, dans un trait tout à fait hallucinatoire (non sans parallèle avec les dessin animés japonais de nos jours), par la force de ses boucliers d'énergie vitale...
(la bande illustrée Sur Dante s'enroule encore autour de ce lien pour cliquer)
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