lundi 11 juillet 2011

Sur Dante, VI




Il est tentant de faire ici comme Ignace de Loyola et noter froidement qu'à la vue des dessins de Botticelli et de la traduction de Jacqueline Risset je viens de pleurer. Je regardais Béatrice et Dante entourés des feux follets du Paradis, sur une planche, et sur une autre, avec des légères modifications dans leurs gestes ébahis, l'une signalant ceci ou cela, l'autre la main au menton, ou se couvrant le visage, suivant à tâtons la belle, et encore la même chose, ou pareil, sous chaque ciel, des petites annotations parfois sur une des nombreuses flammes en cercle la signalant comme "Adam" ou autre, sans plus. J'écoutais en boucle la tarentelle del Gargano (cliquer ici) et pensais au sort du monde, aux jeunes anarchistes grecs emprisonnés, sur lesquels va savoir pourquoi je projette tant de fantasmes, et enfin j'ai compris la lourdeur et la rage qui parcourt ce poème qui se veut "divin" et qui en est si maladroitement humain, si imparfait, le chef-d'oeuvre le plus imparfait que j'ai pu lire dernièrement, celui qui à mon avis a le pire vieilli.

Les raisons de Dante si obsolètes, ses occurrences si nulles, ses invectives et sa fausse dignité… Il faut remonter à des guerres et des haines, à tout un lot d'horreurs et de honte, et je me suis dit que pour peu l'on était plein dedans, dans cette réalité mondiale qui nous mettra à mort pour une pacotille d'avenir, pour un avenir aliéné. L'emphase s'installe tel un mécanisme hivernal. Les tyrans n'en sont moins ridicules, leur pompe pour écraser les faibles, leurs arguments incontestés et leur commode unanimité pour emprisonner ceux qui osent leur faire face, comme il se passe pour les anarchistes grecs avec leur fragile envoi désespéré ou les frondeurs immigrés de la banlieue. La honte des expulsions de gitans, la cupidité du contrôle absolu. L'on se rend compte qu'on serait forcé de réécrire le Paradis avec la même bile et la même rage que le lourdingue de Dante, hélas. L'on ne pourrait pas faire autrement. L'on glisserait pareillement ses conditionnements, l'on glisserait pareillement ses quelques joies risibles et misérables. Puisqu'on ne peut approcher la mort qu'avec encore plus de misère que ceux qui ont déjà trépassé avant.

Mon volume de Jacob Burkhardt, qui m'avait ouvert les yeux sur l'histoire de l'Italie, était à l'atelier quand l'eau tombée d'un orage et la radinerie budgétaire d'un architecte philanthrope ont inondé tout. Mes livres sont en partie pourris. La Divine Comédie était avec moi tout ce temps à la clinique, dans la sidération d'un traitement qui me permettait à peine quelques minutes par jour de concentration. Eve m'avait apporté en cadeau, croyant que j'allais sortir au bout d'une semaine, l'édition de Diane de Selliers. J'étais arrivé en portant une balise avec l'édition du Paradis bilingue de Philippe Guiberteau, l'édition italienne de Giuseppe Vandelli, le Dante illustré de William Blake, l'édition du Triomphe de la Mort du Camposanto de Pise par Luciano Bellosi, superbement illustrée, la Bible du Mal de Malcolm de Chazal, les 900 conclusions de Pic de la Mirandole en latin et en français traduites par Bertrand Schefer, deux vieux volumes en latin très lourds de la Somme Théologique, l'Apocalypse de D.H.Lawrence, celui de Ludivine Allègue, et puis le Dracula de Stoker en anglais, que je considérais utile pour complément. Je suis resté presque vingt jours, tout en sortant presque de force en compagnie d'un avocat.

J'avais quand-même droit à un goulag de luxe. Le poignard du tortionnaire était en or. Comme au Paradis de Dante. Ce n'était pas Sainte-Anne, on me répétait dix mille fois par jour. Ce n'était pas Sainte-Anne. La misère était enfouie bien au dedans de mon désespoir. Je ne savais pas où cacher mon livre situationniste de Jean-Marc Mandosio, ni l'édition new-yorkaise des Cantos de Pound, que je jugeais sur le coup affreusement suspects. Je pensais au milieu de tous ces soins que la raison de mon enfermement n'était que politique. Une artiste peintre chinoise qui partageait le privilège de cette prison exceptionnelle depuis des années m'avouait qu'elle n'attendait que de se trouver enfin au Paradis, et elle regardait de ses yeux d'amande les nuages en haut cloîtrés par les murs, après tant de nuits dans l'amertume des larmes stériles, de larmes dont elle parlait avec une émotion précise et bizarre, et tant de journées remplies de vide bon-enfant et de souriante soumission. Ce n'était pas Sainte-Anne. Je pensais à son égard à Sainte Catherine de Sienne, qui s'exprimait avec le même élan poétique et le même désespoir. Par la suite, nous nous sommes évités, la sainteté étant par dessus tout une démarche sale, importune. J'assimilais un savant mélange de culpabilité et d'irresponsabilité, un stupide besoin de pureté. La sortie étant une question incertaine et abstruse, j'inventais ma maladie. On avouait tout et son contraire, à longueur de journée, nous étions en observation. Les infirmières les plus jeunes partaient avec la moindre confession quelque peu trouble comme avec un trophée, en courant pleines d'allégresse.

Frisant la tautologie mon aveu récurrent était : "je me sens… euh… poussé à l'aveu". L'on m'avait surnommé parmi le personnel médical "Manuel, l'intellectuel". Fameux compliment qui me donne encore la nausée. Je partais parfois dans des théorisations compulsives, comme lorsque j'expliquais au médecin que malgré les médicaments qui m'envoyaient dans une espèce de Disneyland de la folie, c'était l'hôpital lui-même le médicament qui avait le plus d'effets secondaires.

Aucun commentaire: