mardi 28 juin 2011

Sur Dante IV


(avant tout, vous pouvez cliquer ici pour reprendre l'essai depuis son début)


Dante a bien pu sortir de l'Enfer, mais il est inconcevable d'échapper du Paradis. Il n'est plus possible de revoir Florence, la vie, les préoccupations et responsabilités qui nous rendent humains.

Que ce soit l'Enfer de Dante la partie la plus lue de la Comédie parle assez de deux qualités, celle de la plupart des lecteurs, et celle du reste de l'ouvrage. Le lecteur veut d'habitude trouver de la cohérence, du connu, du "morbide moralisant", or il n'y a que l'Enfer qui offre des apparences d'oeuvre proprement littéraire. Pour le reste de l'ouvrage, il reste illisible pour celui qui cherche du littéraire supportable. On supporte mieux le saugrenu à grandes doses de l'Enfer, qui renvoie à un serein voyeurisme, sans engagement, et sans vertige, tout comme le roman policier ou la littérature de Céline, qui permet de goûter la pilosité d'un antisémite à titre de délicatesse. En revanche, la sidération, la petite mort du Paradis, sa déstructuration fondamentale, sa poussé de psychose rend aveugle le lecteur, on sait pas de quoi ça parle, c'est un malaise dont on ne peut même pas faire état, inavouable, à éviter. La froideur de Dante, l'impossible écriture du Paradis s'étalent dans des effusions réitérées de lumière, de vide, entre l'homme et la femme. Une violence totale est implicite dans chaque sollicitation de Béatrice, donnant à sa parole une qualité presque hallucinatoire. On lit mieux l'Enfer parce qu'il n'y a pas la Femme. Des rares femmes en Enfer on peut dire que ce sont juste des putes pour l'imaginaire commun, puisqu'elles souffrent cette sorte de prison métaphysique d'être anecdotiques. Mais Béatrice frise l'insupportable, et c'est assez parlant qu'elle fasse à Dante fixer sans blessure son regard sur le Soleil. Les connaissances du Paradis sont épinglées dans la précarité d'un poème qui ne fait pas corps, comme une mayonnaise qui ne prendrait pas. C'est au Paradis et non à l'Enfer qu'on envisage le pire de la mort. L'Enfer étant punition il est en quelque sorte protection, il rassure, il protège comme une prison. Mais l'ouverture du Paradis suppose l'incertitude absolue de la mort, le doute infini, le manque, l'angoisse presque minérale de la nuit chimique. Certains disent que la folie des asiles est un passage en Enfer, moi je crois au contraire que son inhumanité est donnée plutôt par sa totale innocence, par sa progressive et fatale déculpabilisation. On peut dire que la Femme, Béatrice ou Marie, est un être automatique, meurtrier, machinique, qui en dernier ressort n'existe pas, qui n'arrive même pas au seuil de l'écriture.

Si l'on considère le cours de l'Histoire, et qu'on n'a pas d'a priori étroit sous couverture intellectuelle, l'on se doit d'admettre que toutes les possibilités psychiques tiennent, tant bien que mal, une place plus ou moins manifeste dans le christianisme. La variété psychique pose dans tout système social, dans toute structure, une certaine dialectique forcément tendue et non dépourvue de violence. Les antagonismes entre factions de la société et tendances et ordres au sein de l'Eglise étaient bien plus problématiques et entraînaient bien plus de risques individuels que l'image qu'on se fait d'un Moyen Age dont la théocratie serait un fait accompli et homogène. Pensons au choix des franciscains et leurs voeux de pauvreté, qui ne s'expliquent pas par un simple raisonnement, mais qui impliquent une position psychique de renonçant très complexe et très proche de ce qui peut être la marginalité des "jeunes" dans nos sociétés de consommation. Mais l'on se représente le présent, par une certaine économie de la pensée et une étanchéité du discours, comme n'ayant d'autre lien avec le passé que celui qui relève du discours professoral et en dernier ressort purement théorique. C'est ainsi qu'à nos yeux accoutumés à une certaine illusion de progrès et de modernité, l'époque de Dante pourrait nous sembler dépassée et parsemée d'erreurs et d'ignorance. L'on ne se rend pas compte que la différence est purement superficielle. Si l'on arrive à comprendre le contraire l'on est traversé d'un vertige qui risque de nous mettre très mal à l'aise.

Dans un même parallèle, et dans une même expérience de simultanéité, la construction dantesque et scolastique d'une "vie future" s'avère totalement actuelle dans l'angoisse contemporaine, exprimée souvent de façon à ce qu'elle ne soit pas reconnaissable. Le traité du Purgatoire de Catherine de Gênes est aussi une lecture intéressante de ce point de vue. Pensons qu'elle est proposée en édition de poche aux malades terminaux, comme un élément pour la construction de leur imaginaire de la mort, tandis qu'elle demeure complètement étrangère aux soucis de ceux qui ne font pas le passage de l'hospitalisation pour maladie grave et qui ne sont pas catholiques pratiquants. Les préoccupations de Catherine de Gênes peuvent sembler ridicules et pour ainsi dire folkloriques à celui qui ne se place pas dans l'angoisse extrême de la maladie. Et nonobstant elles passent d'être absurdes à avoir un sens, qu'il soit faux ou vrai, discutable ou pas, à l'approche de la mort. Il en va ainsi, in fine, pour la Divine Comédie si l'on ne considère plus sa lecture obligé en tant que littérature canonique, mais son contenu.

Revenons au modèle général des premiers franciscains. Je trouve frappant le choix de la mendicité. En tant que geste, elle renverse complètement l'image de soi. S'est-on posé de nos jours la possibilité, théorique et vitale, d'une considération telle de la mendicité ? A-t-on considéré autrement que comme un fait qu'on se représente inlassablement comme accidentel, fruit d'un défaut du système que la politique se doit "progressivement" de corriger une fois pour toutes, la mendicité de certaines couches sociales et même de certaines ethnies tel les gitans ? Ne pourrait-on se poser la question de la condition du mendiant au sein d'une diversité psychique inévitable et que la société doit être en condition d'intégrer à son imaginaire ?

Comment peut donc se sentir celui qui tend la main pour vivre s'il est convaincu qu'il n'est pas censé exister ?

N'est-il pas parlant que je tombe dans l'aveu du fait d'évoquer la pauvreté, soit l'abjection sociale ? N'est-il pas parlant que la possibilité du dantesque m'amène à moi-même, tout comme l'eschatologie chrétienne fait écrire Dante à la première personne et introduire toute sa subjectivité dans un poème majeur qui est l'illustration du comble de la croyance collective de tout un pan de l'Histoire ?

De toute évidence, la Comédie est amputée de tout lien avec l'Evangile, et en même temps le récit de Dante nous pose l'absence de sa mère. De même que l'on ne fréquente vraiment pas la croyance, étant donné qu'il est signe de folie de se voir au Paradis et d'en parler, l'on ne fréquente pas non plus, ni dans le discours courant ni dans une oeuvre telle que la Comédie, la vérité sur soi. Si les chansons gitanes évoquent fréquemment l'amour pour la mère et en établissent un lien avec l'agonie de la mort, l'écriture de Dante semble ignorer cela, il n'utilise que ce qu'il considère propre à la poésie, et la poésie élevée se doit d'une certaine dépersonnalisation. Or l'expérience de l'agonie, pleine de passages qui pourraient s'identifier avec l'écriture de Dante, ne peut que soulever l'écran qui couvre dans toute conscience les souvenirs profonds, dont la mère, au risque de la voiler définitivement. Dante s'est visiblement réservé ce passage pour sa "vraie" mort.

(il existe une cinquième partie du texte consacrée à Vénus si vous cliquez ici)

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