1
J'avais pensé que les premiers mots de cette histoire pourraient être l'eau, la noirceur de l'eau, mes jambes qui désespèrent : l'océan. J'avalais l'eau et je criais. Spasmes.
J'avais pensé tenter d'expliquer pourquoi un nageur est venu me sauver, pourquoi même dans la dérision l'illusion amoureuse nous tient.
Dérision. Il n'était pas si mal, physiquement. Lorsqu'il m'a ramenée sur la plage nous sommes restés allongés l'un près de l'autre. J'étais consciente. Il m'a proposé un bouche à bouche.
« Sais-tu le faire ? » lui ai-je répondu.
Décontenancé par mon tutoiement il a avoué n'avoir aucune notion de secourisme.
« Alors pourquoi me sortir de l'eau ? » ai-je demandé.
Il a souri : « Par humanité. N'est-on pas tenu de s'aider les uns les autres ? »
Nous étions seuls dans cette crique, du moins seuls au sens de l'indifférence, les quelques personnes qui prenaient le soleil ne s'étaient aperçus de rien. Leurs beaux corps, féminins, masculins, semblaient nous inviter à agir de même, abandonnés, les yeux clos, absents. J'étais en topless, comme toutes, mes fringues et ma carte bleue se trouvaient dans un sac que je l'ai prié de me ramener. Un sac de plage trop grand pour être vulgaire en dépit des rayures grises et roses pastels à la mode cette année là.
Je demeurai allongée tandis qu'il me le ramenait. Une chose qui n'a pas été dite sur le corps masculin est sa souplesse, alors qu'on parle tant des phéromones, sans beauté je ne l'aurais pas laissé me toucher comme il m'a touchée sur la joue en déposant le sac à côté de ma tête, et sans beauté je soupçonne qu'il n'aurait pas pris la peine de me sortir de l'eau.
Peut-être aurait-il préféré dès ce moment me caresser les seins, mais j'extrapole sans doute car il ne s'était jeté à l'eau que sur une impulsion, et cela tient à très peu s'il ne laissa pas tomber ensuite. Je repliai une jambe afin de mieux lui montrer mon corps et qu'il se sente autorisé au silence de la séduction.
Nous restâmes donc silencieux.
C'était tellement ennuyeux que ç'aurait été préférable que nous nous soyons mis à parler sans retenue de ces choses dont nous aurions pu parler le jour d'avant chacun de notre côté, de ces choses dont on parle dans l'île.
Mais de quoi parle-t-on dans l'île ? Nous n'en avions qu'une vague idée étant pareillement solitaires. Je me lançai avec la première chose qui me passa par la tête : « Après un tel épisode on devrait probablement réciter un mantra.
J'en ai un pour vous, rétorqua-t-il.
Tutoie-moi, s'il te plait, répondis-je. »
Échoués sur le sable, nous étions deux adultes redevenus adolescents de par leurs échecs dans la vie ordinaire.
J'avais pensé que les premiers mots de cette histoire la résumeraient toute entière, et qu'en somme en les écrivant j'aurais tout écrit. Il dort. Nous n'avons pas fait l'amour. Je suis chez lui et il commence à faire nuit. J'écris sur un carnet noir, en tout petit pour économiser les pages, cette histoire qui ne tiendra pas en quelques lignes. Nous sommes le premier jour. Il m'a sauvée à 15 heures, il est à présent vingt et une heures.
Je ne suis pas surprise de me retrouver là. Les coïncidences ont la couleur de l'eau d'où il m'a sortie. Des êtres profondément grégaires c'est ça, les solitaires. Il n'existe pas d'autre rencontre vraie.
Tout à l'heure, tandis que nous faisions trois courses au supermarché pour grignoter un dîner, nous n'arrêtions pas de parler. La conversation tournait autour de livres que nous n'avions lu ni l'un ni l'autre mais sur lesquels nous avions déjà la même opinion. La profondeur de nos réflexions s'accompagnait d'une euphorie légère qui nous rendait semblables au reste des humains ; les gens autour semblaient se reconnaître dans notre volubilité.
N'ayant à aucun moment fait de présentation nous nous étions baptisés l'un l'autre : « Tu t'appelles Guido », lui avais-je lancé telle une voyante. Parcouru d'une ondulation féline, il me couva d'un regard fasciné et joyeux : « Comment peux-tu être si juste ? » avant d'improviser à son tour pour moi un pseudo sensuel « Dalilah ».
Pendant que nous grignotions notre dîner de pain tartiné de pâte à tartiner Indienne et de fruits arrosé d'un bon Bordeaux, il m'avoua: « Je suis le contraire d'un surhomme Nietzschéen. J'attends ma revanche. Je suis cruel, mais pas avec les femmes. » Je me demandais : « C'est peut-être ça, l’Oedipe ? »
J'émis un petit commentaire du genre « Oh ? » et il poursuivit : « Te trouver est ma revanche, c'est quelque chose que mon père n'aurait pas réussi !
Est-il mort ? »
Pas de réponse. Je sentais sur moi son regard qui m'enivrait plus que le vin, comme si Guido pouvait m'instiller son poison, sa solitude, tel un infime et incroyable atome de mercure me transperçant. C'est sa façon d'être Quelqu'un. Je ne pouvais que tomber amoureux devant sa prose poétique (si, c'est vieillot, mais c'est ma façon de parler). Ce que je trouve extraordinaire chez lui c'est de me sentir poussée "personnellement" à l'émulation. Son indépendance est contagieuse, « Guido... » murmurai-je tandis qu'il me racontait son vide intérieur, sa rage contre le manque d'imagination, ses projets invraisemblables.
« Je voudrais, m'a-t-il dit dès ce premier soir, qu'après ma mort on tourne un film sur nous.
Alors, ai-je murmuré en me penchant vers lui, ne soyons jamais... Saugrenus.
Et pourquoi pas, rit-il en attrapant par jeu mon collier, le sexe n'est-il pas, pour la plupart des gens, saugrenu ? »
Le sexe... mais nous n'avons pas fait l'amour. Il s'est endormi soudain, mi-allongé mi-assis sur le canapé. Nous devrions coucher ensemble et nous vouvoyer pendant ce temps. J'ai presque envie de le réveiller tout de suite pour le lui dire... et pour le mettre en pratique.
Guido! Guido ! Vouvoie-moi.
Je ne le réveille pas. Je noircis les pages de ce carnet tout en le surveillant du coin de l’œil.
Je tiens comme une fanatique à mes mots. Je veux écrire amour et c'est fait, ici et maintenant.
Tout à l'heure je le réveillerai. Mon corps sera pour lui un luxe et son sexe pour moi un diamant, écris-je tandis que la nuit est maintenant complètement tombée.
Et demain j'irai là où je vis sur cette île où j'ai réussi jusqu'à présent à passer inconnue, seule en attendant que mon fils et mon mari viennent m'y rejoindre, longeant les autres sans participer, chercher ce minimum sans quoi quelles que soient les coïncidences on est par trop démuni. Linge et objets intimes ponctuant l'irréalité du présent mais cependant familiers.
Mais d'abord, tout à l'heure, dans cet entre-deux qui tient dans un sac de plage trop grand pour être vulgaire, je rangerai ce carnet dans la poche intérieure et je le réveillerai.
Guido ! Guido qui m'appelle Dalilah.
Tout à l'heure il me vouvoiera et j'oublierai le tu que j'exigeais.
Nous sommes simultanés, puis-je affirmer au terme de cette première journée. Nous le serons dans le sexe pareillement. Des vases communicants, vases de la plus fine porcelaine.
Je l'ai rejoint sur le canapé et me suis endormie. L'aube se levait à peine lorsque nous nous sommes réveillés ensemble, nous contemplant comme nous n'avions jamais contemplé personne. Si je reviens à ce cahier, au terme de cette seconde journée, le laissant reparti vers ses rêves, de nouveau seule, c'est encore pour parler de lui.
« L'on explique par le philtre magique la tragédie de Tristan et Isolde, je pense que notre amour sera expliqué pareillement sous des termes de chimie illégale, mais quelle injustice de réduire à des molécules quelque chose qui relève de la sécrète tradition du chamanisme qui traverse les âges malgré les différentes formes d'Inquisition qu'on a connu et qu'on connaîtra, foutre de Dieu » tels furent ses mots d'illuminé pendant que nous prenions un singulier petit déjeuner, une infusion à base de plantes qu'il avait cueillies selon les indications de textes plutôt ésotériques.
Je pense que Guido ne se distingue pas par sa précaution, et peut-être même méconnait-il les propres buts de ses actions. Mais je me sentais malgré tout en confiance et j'ai avalé la potion avec même un espèce de gourmandise. Cependant, dès que je voulus parler, je commençai à sentir les mêmes spasmes que la veille, alors que je me noyais dans l'océan, ou comme quelqu'un qui a avalé de travers.
J'avais du mal à dissimuler mon malaise, cependant Guido, inconscient du problème, inventait des mélodies en sifflotant, sur le matelas. Je savais que j'avais quelque chose d'important à lui dire, mais ce quelque chose je l'avalai comme je venais d'avaler l'infusion. De travers.
Plus tard nous avons pris des serviettes et regagné à pied la crique où il m'avait sauvée. Nous nous sommes baignés lentement, sans nous éloigner du bord, à brasses langoureuses, avant de revenir nous allonger bras ballants au soleil.
J'aurais dû fournir un travail de professionnelle pour faire l'amour, d'autant que nous étions corps à corps sur le sable et qu'une dune nous cachait du reste de l'île, complice peut-être de toute promiscuité. J'abandonnai mollement la prétention et je n'ai tenu qu'à mon propre plaisir superficiel, à la dérobée. Il a soulevé la tête, pensant que je n'écoutais pas ce qu'il exposait dans un discours décousu. Il s'est trouvé devant ma bouche, vite fait je lui ai volé un baiser.
Ensuite nous avons fait un château de sable. En fait le corps d'un Adam imposant. Nous l'avons pris en photo. Nous étions contents de notre création : elle n'était plus le fruit d'un ego mais celui d'un nous. Double dose de narcissisme, mais qu'y a-t-il de mieux ? Deux nombrils qui se collent des caresses, se réfugient l'un l'autre, revenus chacun à sa propre gestation.
Nous nous sommes assis pour regarder passer la journée devant notre Adam que la marée fatalement viendrait dissoudre puis ensevelir tels les restes d'un papa rêveur qui aurait été notre père à tous deux. J'avais un vague repentir d'avoir rajouté une des bananes achetées la veille au supermarché à l'endroit sensible du bienveillant colosse. Repentir qui s'accompagnait d'un de ces sourires intérieurs comme en ont les enfants qui ont « fait une bêtise » pour laquelle ils ne seront pas punis.
« Une journée d'un amoureux vaut plusieurs siècles, d'où la longévité d'Adam et de Mathusalem », m'a dit Guido.
« Alors nous sommes en train de tourner un film soviétique ? » « Pourquoi ? » « Puisqu'il durera plus de trois heures », l'ai-je titillé, et il m'a sorti qu'il était profondément Rouge. Faisait-il allusion au régime communiste ou à la couleur ? Qu'importe, je l'écoutai s'emballer, expliquer qu'il comptait les secondes avec le cœur. Puis crier presque : « Rouge pourpre ? Rouge cinabre ? Rouge de Venise ? Du sang ! Du vin ! Du sable biblique, ma chérie... »
J'avais oublié que la référence à Adam il en avait été l'initiateur, pendant que je prenais la photo je me l'étais appropriée.
Soudain il se tut et se mit à caresser ma nuque. Je m'autorisai à noter, les yeux mi-clos, mes propres sensations sans lui rendre ses caresses. Que d'émotions ! Qu'allais-je faire des émotions ? Elles nous mèneraient quelque part, mais où ? à cela tenait l'illusion.
Nous n'avons pas attendu le coucher de soleil. Nous étions chauds, nous sommes rentrés. Il était trop tard, ou j'avais la paresse, pour aller chercher de quoi me changer (mes vêtements étaient poisseux de sel) et il m'ouvrit la garde-robe de sa femme, qui de même que mon mari devait le rejoindre ultérieurement.
Nous avons encore reporté le moment de faire l'amour. Il m'a embrassée sur la bouche, dans un baiser jumeau de celui que je lui avais volé sur la plage mais plus fougueux, on aurait dit qu'il voulait s'assurer que le premier avait été bien réel...
J'émis le désir de prendre une douche avant de me changer – j'avais trouvé une robe à ma taille et à mon goût dans le placard. Nous sommes entrés ensemble dans la salle de bains, j'étais nue, m'étant débarrassée de mes vêtements collants dans la chambre. Ressentant le besoin d'uriner je me suis assise sur les w-c. Pris d'une soudaine euphorie Guido s'est approché pour me caresser les cuisses, les fesses, le ventre, tandis que le flux jaillissait dru. Il avait la tentation manifeste d'introduire les mains sous le jet mais s'abstint, peut-être par crainte de ma réaction.
Pourtant j'étais partante. Légèrement absent-minded par ce qui venait de se produire je voulus lui céder la place pour qu'il pisse à son tour, prête à caresser ses fesses comme il l'avait fait et, qui sait ? m'emparer de son sexe.
« Je t'explique, Dalilah, s'esclaffa-t-il, en fait je préfère pisser dans la baignoire... Tu viens ? »
Ce n'est pas par répulsion que je refusai... non, plutôt choquée par la surprise. Il allait trop vite pour moi, d'un coup. « Procédez donc seul à vos curieuses activités monsignor Guido », commentai-je, amusée, en sortant.
« Nothing compares to you ! » Me cria-t-il avec une légère inflexion mielleuse depuis la baignoire où sifflait l'urine contre la porcelaine. Je caressai ma nudité devant le miroir du placard. Nous étions déjà un couple.
Mais quid des « légitimes » ?
Je me demandai comment il réagirait à mon fils, s'il l'aimerait et le respecterait, sans parler de comment prendraient notre union mon mari et sa femme !
Pour mieux y réfléchir je m'allongeai sur le lit, toujours nue. Nous ne pouvions renoncer à eux pour ces multiples raisons qui font qu'on reste ensemble, toutes des forces majeures. Je me laissai aller à une méditation sur comment réunir tous ces êtres, dont celui qui ne m'était pas le moins cher ni moins nécessaire alors que je ne l'avais rencontré que la veille !
Je fantasmais sur un seul appartement commun, dans l'idéal un hôtel particulier, pourquoi pas ? Les fantasmes sont faits pour combler les trous de l'impossible au quotidien. Trouve-t-on des hôtels
particuliers à loyer modéré ?
Je m'abandonnai à l'idée que sa femme puisse avoir un penchant pour moi et qu'elle m'introduise aux délices de Sapho dont je n'avais, adolescente, que survolé le territoire amoureux avec une fille qui ne me plaisait pas mais s'avérait très entreprenante, un été, en colonie de vacances. Ou peut-être les découvririons-nous ensemble elle et moi, en novices excitées.
À cet instant de mes rêveries Guido me rejoignit dans la chambre. Prenant mes pieds entre ses mains il les massa avec ses pouces, je portai machinalement une main à ma touffe et soulevai les pieds haut afin qu'il la voit mieux. Des flots de jouissance montaient d'eux. Tant pis pour sa femme, mon mari, tant pis pour les légitimes, le fantasme faisait place à la réalité (même si mon mari, j'en étais sûre à cause de moult discussions que nous avions eues sur les couples 'échangistes' aurait été heureux de faire orgasmer sa femme droit dans le vagin)...
Une fois habillés, car nous finîmes tout de même par nous habiller, nous sortîmes manger des crêpes debout devant la baraque, en grande tenue. La robe que j'avais choisie était en effet une robe de soirée, quant à lui il portait un pantalon de lin cru et une chemise de coton léger, ainsi qu'une cravate très austère.
« C'est la première fois de ma vie que je porte une cravate, m'avoua-t-il, je l'ai amenée pour le cas où je pourrais me trouver, par coïncidence, à table avec une des célébrités qui possèdent un chalet sur l'île. »
Il avait l'air transcendantal en disant cela.
Une première crêpe ne nous ayant pas calés nous décidâmes d'en commander une deuxième et celle-ci de la manger assis à la terrasse.
J'éprouvais le besoin de me montrer passionnée auprès de lui, aussi fis-je un caprice et demandai à boire de la vodka avec nos crêpes. Au bout de quelques verres je commençai à ressembler à Isabelle Huppert dans un rôle d'hystérique, et hurlai des obscénités et des critiques aux bobos plus âgés de l'île, qui finirent par quitter la terrasse, outrés par les détails sociologiques chantés à chaque tournure de leur dîner, chassés par mon fou rire.
Lorsque nous fûmes seuls je me retournai vers Guido, qui avait fait durer sa crêpe une heure afin de profiter au mieux du spectacle de mon ivresse. Avec un grand sourire je lui tendis les bras. Je me trouvais tellement amusante et fine dans mes retranchements évanescents que je me prenais véritablement pour une actrice célèbre. Alors que j'allais l'embrasser il m'a tendu devant la bouche le reste de ma crêpe, que j'avalai tout rond ce qui me sauva à nouveau la vie. En effet ce morceau de crêpe à la vanille (la fameuse vanille chérie de Guido) eut pour conséquence de me faire vomir immédiatement l'excédent d'alcool.
Nous étions bizarrement soudés. Je connaissais bien, me retrouvant en cela, les névrosés comme lui : une femme ivre les met en panique. Mais lui me prit la main, sur l'herbe jaune du pré derrière la baraque à crêpes, et, pendant que je vomissais, la couvrit de baisers. D'abord la main, puis le bras et l'aisselle. Aux chatouilles de sa bouche sur mon aisselle je vomis de plus belle.
Décidément la clé de la transe dans l'ivresse est le désir. Tel un bombardement aux tempes me revient l'intonation de camaraderie qu'eut la femme des crêpes pour me dire : « Quel parfum désirez vous, madame ? » Enfin on se pose des questions sur le désir, et tout déboule avec.
À notre retour, dessaoulée par l'air et la marche, j'ai masturbé Guido, qui n'était point surpris ni en désaccord, pour ne pas avoir à faire l'amour. Mon désir était pourtant de faire l'amour ? Oui, mais
ce désir me gênait, imposé, trop vu.
J'ai donc branlé Guido, et l'ai sucé vers la fin mais, me défiant de l'ingestion comme d'un vomitif supplémentaire et superflu, j'ai retiré son sexe de ma bouche juste avant qu'il ne jouisse et étalé son sperme sur ma poitrine, puis je lui ai mouillé la pointe du nez avec, gémissante, mimant le plaisir avec une théâtralité dont la fausseté constituait un plaisir en soi.
Comme hier j'ai attendu qu'il s'endorme, là-haut, dans la chambre, pour exhumer ce carnet de la poche de devant du sac de plage et écrire.
J'ai comme une danse de Saint-Guy à une jambe. Je trépigne nerveusement, par acte réflexe, comme une machine à coudre, tout le temps que je passe à écrire. On le prendrait pour un symptôme, quelque chose du domaine du trouble obsessionnel ou de l'hyperkinésie... c'est plus simple que ça, j'ai entendu hier soir une musique dont mon tic fait la base rythmique, quand les jeunes voisins de Guido faisaient la fête. J'en ai même retenu le refrain : doudous sauvages, câlins sur la plage, et je m'aperçois que ma jambe est tout le temps d'écriture en train de se balancer, entraînant tout mon corps dans ce balancement, sur ce refrain, rythmé. Doudous sauvages, câlins sur la plage. C'est une vieille technique, chez moi instinctive, de transe, comme peuvent l'être les danses des derviches ou les tambours et harpes au Nord comme au Sud du Sahara. Je me mets en transe par mon symptôme. Je le laisse m'envahir, j'appelle l'Esprit, mon moi profond, rôdant toujours, méprisé en même temps que redouté...
Mais soudain la présence physique de Guido me manque au point de suffoquer et j'éprouve le besoin irrépressible d'aller me lover contre lui. Je pose ce carnet : au-revoir-à-tout-à-l'heure lecteur.
2
Après qu'elle eut posé son carnet, cette deuxième nuit, Dalilah rejoignit Guido dans la chambre et s'allongea contre lui. Il se réveilla à demi tandis qu'elle s'endormait à demi, et ils restèrent allongés ainsi entre veille et sommeil jusqu'au moment où le sommeil allait l'emporter, lorsque les jeunes voisins musiciens se mirent à nouveau à jouer très fort, les éveillant complètement.
Ils discutèrent sans affectation ni effets, comme on discute de choses ordinaires, du Cantique des Cantiques et de Don Quichotte, de Don Juan, de Casanova, et même de Jean de la Croix. Cependant, à force d'entendre à travers les murs trop minces les blagues que les jeunes d'à côté visiblement en chaleur, garçons et filles de vingt ans, plutôt des jeunes beatniks selon Guido, se lançaient entre chansons et feintes bagarres ils commencèrent à se sentir excités et leur conversation savante devint plus langoureuse jusqu'à s'éteindre tandis que leurs langues se mêlaient.
Pour la première fois ils firent l'amour.
Il faut un grand art pour écrire plus d'un paragraphe sur la simplicité et l'intensité du coït. Une longue explication de plus d'une page vaut son pesant d'or. Son pesant d'images.
Au bout de cette grande œuvre, pour laquelle elle évitera les phrases courtes à la Sollers – l'on ne parle bien de la simplicité qu'avec majesté – celle que Dalilah écrira le jour suivant, nous, ses lecteurs, apprendrons qu'après avoir accompli l'acte de chair dans une osmose parfaite avec Guido, ce névrosé en qui elle se reconnaissait, ce littérateur comme elle, elle sortit, nue dans un peignoir pris à la salle de bains et enfilé à la va-vite, la ceinture lâche et les pans ouverts, pour rejoindre les jeunes beatniks bruyants.
L'excès de bonheur qui avait replongé son amant dans le sommeil la mettait elle dans un état d'excitation rendant logique un comportement aussi extraordinaire.
Elle ne rejoignit pas les jeunes gens les mains vides. Tout en enfilant le peignoir elle avait raflé dans les placards de la salle de bains des comprimés pris à plusieurs des flacons de neuroleptiques absorbés quotidiennement (mais sur ordonnance) par Guido en guise de monnaie d'échange contre son intrusion.
Les jeunes gens la laissèrent entrer avec amusement et curiosité, échauffés dès l'abord par sa tenue et ses impertinences (qu'elle mettrait ensuite sur le compte de cette infusion de plantes cueillies des mains de Guido et aux conséquences inconnues). Les filles laissèrent les garçons seuls avec elle.
Dalilah s'adonna alors à tous les jeux auxquels son imagination décuplée par leur fougue la conduisit. Elle s'amusa beaucoup avec ces jeunes de différentes nationalités, barbus, offensifs et orgueilleux qui tout en s'excitant avec elle voulaient savoir si elle aimait leur musique. Ils la caressaient énergiquement, heureux comme s'ils avaient conquis le monde pour leur cause, et la pénétrèrent alternativement, hilares mais respectueux au point d'ennuyer plaisamment Dalilah.
Ayant joui à répétition elle déboula dans la chambre où s'étaient écroulées les filles afin de se faire bercer et consoler du trop-plein de bonheur qui l'occupait jusqu'à être insupportable.
À l'aube elle alla sur la plage regarder le soleil se lever. Prise d'une lubie elle chercha dans les poubelles de quoi nourrir les mouettes, qui venaient faisant de tours de manège comme des petites voitures de foire, une fois posées, dérober ce qui était plutôt offert. La pauvre Dalilah les appelait à
peine d'un murmure déplacé, n'osant plus hausser la voix. C'était là l'occupation dans laquelle elle était plongée quand Guido la trouva.
Pris de désir à ce spectacle inusité, il l'entraîna vers « leur » crique où malgré la présence d'un homme pêchant à la canne ils refirent l'amour sur le sable.
Dalilah nota que pour lui c'était la deuxième fois en quelques heures, tandis que pour elle c'était la septième. Elle le lui expliqua, lui racontant, larmoyante et la chair de poule au frais du matin nu, d'abord le brave rouquin des percussions la tripotant jusqu'à entrer totalement dans sa chair, puis les gentils franco-français à inspiration celtique qui la prirent à deux et tout ce à quoi elle s'était livrée alors que lui dormait, sans pour autant empêcher le jeu érotique et la pénétration à l'entreprenant Guido, qui s'éveillait au corps de Dalilah.
Lui vit sa jouissance décuplée par ces révélations, car il aimait la puissance de La femme, celle qui fait passer le Chi chez l'homme.
Cependant que les spasmes de l'orgasme le secouaient, son esprit à elle divaguait vers son carnet de moleskine noir, dedans lequel elle consignerait les faits en train de se dérouler. Leurs discussions, et leurs digressions pour ne pas se dire quel était leur métier précis à chacun, comme si la littérature elle-même ne suffisait pas, n'était pas un métier.
Les images de fantasmes défilaient à la rapidité de l'éclair dans son esprit comme séparé de son corps. Elle improvisait qu'elle était fascinée par les bas fonds, ou qu'elle avait été serveuse et strip-teaseuse à Pigalle, et même qu'elle connaissait le « dark side » de Milan, ayant pris l'exil volontaire en Italie à l'arrivée de Sarkozy à la présidence.
Ses quelques véritables exploits échappaient à une normalité avouable, bien pires que ses fantasmes. D'où les digressions durant leurs discussions, la littérature non suffisante « en soi » d'une part, les à-côtés de sa vie avant son mariage de l'autre.
Lui, elles lui servaient en revanche à cacher ses années de maladie en affirmant comme si de rien n'était les plus communes et honorables des occupations... facteur, professeur d'espagnol, gigolo téléphonique et astrologue.
Il connaissait un homme qui prenait des squelettes des ossuaires des petits villages et décorait sa maison comme ça. Il recevait Guido lui faisant croquer du sucre en morceaux. Il était créateur de dessins animés et Guido avait vainement essayé de sympathiser avec lui en parlant de peinture. Ce qui intéressait son ami nécrophile était de faire une adaptation animalière en trois dimensions des romans autobiographiques de Guido. Bref, là non plus rien à voir avec une réalité avouable...
Il n'y a pas de métier avant l'écriture, songeait Dalilah tandis qu'il roulait sur le flanc près d'elle, pour exprimer comment définir la qualité d'absolu indéfini de leur métier de littérateurs à elle et lui.
C'est alors qu'il lui annonça : « Demain c'est fini, ma femme arrive, mais profitons de ce jour et de cette nuit. Tu sais ce qui me ferait plaisir ? Façonner un nouvel Adam à l'endroit même où le premier a été emporté par la marée. »
Toujours sur l'emprise de cet état qu'elle imputerait à la tisane, et avec cette légère ivresse que donne le manque de sommeil (sans parler une nuit d'amour multiples) Dalilah se redressa aussitôt et courut, vêtue uniquement de son bas de maillot de bains et tenant la carte bleue de Guido à la main vers le supermarché. Car s'il voulait refaire un Adam elle voulait elle replacer une banane au même endroit.
Le supermarché ouvrait à peine. Deux jeunes gendarmes garés devant l'interpellèrent au moment
où elle allait s'y engouffrer à cause de sa tenue. Ils eurent une conversation plutôt courtoise, où la violence de la menace rendait encore plus exquis et doux le recours à la rhétorique et aux formules longues, ces formules qui permettent l'échange de regards de joueurs de cartes compulsifs.
Au terme de la discussion elle échappa à l'amende et, même, l'un des deux gendarmes alla lui acheter ces bananes dont il n'avait aucune idée d'à quoi elles pourraient bien servir mais qui lui semblait en somme un caprice très raisonnable pour une si jolie femme. Et en tant que gendarmes sur l'île ils en avaient vu défiler des jolies femmes excentriques, autant dire que malgré leur jeunesse ils étaient rodés !
Lorsqu'elle revint à la crique, Guido avait renfilé son blue-jean et son tee-shirt blanc. Adam avait été cette fois modelé les bras en croix. Dalilah lui planta une banane toute droite à l'emplacement du sexe et, l'ouvrant, la mangea à genoux lentement.
Pendant qu'elle mangeait la banane à l'endroit précis de l'Adam de sable, ou le Christ de soluble poussière, lui voyait dans la mer les panaches de Penthésilée et ses amazones à cheval, il voyait courir la voix de la beauté de l'homme entre les homériques féministes et le délire d'Achille pris en otage par ces femmes fatales.
Ils regardent ensemble les jeunes partir dans le bateau, ils ne restent plus sur l'île, dissimulant avec des mesurées bravoures la honte, les garçons, hésitantes de montrer de la compassion ou de la pure sympathie, les filles, sauf celle qui a embrassée Dalilah, qui lui cligne l'oeil.
Ils coururent jusqu'à la maison. Là elle mit un comble à l'excitation de Guido en pissant sur lui, sur son visage, dans la baignoire. « Aucun objet de consommation », dit-il en jouissant à peine la pénétra-t-il.
3
Poèmes écrits par Dalilah et Guido lorsqu'après leur second petit déjeuner ensemble composé une fois de plus de cette étrange tisane pseudo biblique, ils écrivirent tour à tour dans son carnet :
(a)
Je suis Empédocle et le volcan
de la mort sera pour moi tel le bordel
pour l'ambitieux, facilité et conspiration, passage du feu
(b)
Tristan et Iseut
Quand le triangle pointe
vers le Ciel,
comme un feu sur la plage,
les deux parties qui sont par terre,
qu'est-ce qu'elles font ?
Quand notre père nous
laisse tout seuls à l'aube,
l'heure des requins et du regret,
le soleil dans sa chevauchée
nous semble insupportable comme
un cercle d'or et de vice
qui ne peut se substituer
à la noire sagesse du ciel,
du vieux ciel nocturne et royal.
Les braises, leur toux, leur tristesse, pointent
un triangle secret sous nos pieds
(c)
Je suis Justine, cher prisonnier
celle qui souffrait comme toi le supplice arbitraire
mais toi tu écris et moi je reçois les chiffres de gifles
le robinet des siècles qui goutte du sang la nuit à l'enfer du réel
4
Voilà comment on devient Nietzschéen : quand la femme de Guido arrive, il nous est dit qu'elle est d'origine africaine, occupée avec une thèse en Histoire de l'Art sur laquelle versait déjà sa première conversation avec Guido, et que Guido voit sa femme de plus en plus diffuse, et que au contraire de l'amnésie traumatique, il oublie petit à petit tout ce qu'il sait d'elle, toute perception d'elle et de l'enfant qu'ils ont eu. D'ailleurs il ne mentionne ni n'a jamais mentionné d'enfant et la maison de vacances où il vécut son histoire d'amour avec celle qu'il prénomma Dalilah ne contenait rien laissant supposer qu'il existât.
On ne donne pas de prénom à la femme ni à l'enfant. Guido commencera à s'isoler en criant : je deviens aveugle !
Il se lance sur les femmes, les mains en avant, mais au lieu de les tripoter il leur claque deux baisers sur les joues. C'est comme ça qu'il traverse toute l'île. Il reconnaît une plante de ciguë dans la partie sauvage de l'île et se met à manger les feuilles, en improvisant des poésies sur Empédocle, Hölderlin, le Marquis de Sade... pendant qu'il meurt. Puis Dalilah le trouve encore vivant, en fin d'agonie et il lui dicte les poèmes pour qu'elle choisisse un pour épitaphe. Elle lui demande pardon pour l'épisode du mépris dont on n'a pas encore parlé et qui s'est passé la nuit précédant le jour du suicide de Guido.
Le jour après la mort de Guido, Dalilah gagne Paris et trouve une lettre dans son ordinateur l'invitant à parler de son travail dans la littérature sur un plateau de télévision le soir même, elle improvise des réponses devant la glace de son appartement, son mari et son fils sont absents, ils sont en ce moment probablement en train de la chercher sur l'île. En improvisant des réponses sur des questions concernant le style en littérature elle arrive à l'amour. Elle improvise des résumés de l'histoire qu'elle a vécu, tous à l'eau de roses. Ensuite sur le plateau de télévision elle entame un tout autre discours. Elle dit qu'elle a vécu un cauchemar, que sa vie a été ruinée à cause d'un fou suicidaire, que la folie exerce une fascination destructrice, que l'illusion amoureuse est propre des malades et qu'elle l'a été mais que seul l'exercice thérapeutique de l'écriture lui a permis de ne pas basculer comme Guido.
J'avais pensé que les premiers mots de cette histoire pourraient être l'eau, la noirceur de l'eau, mes jambes qui désespèrent : l'océan. J'avalais l'eau et je criais. Spasmes.
J'avais pensé tenter d'expliquer pourquoi un nageur est venu me sauver, pourquoi même dans la dérision l'illusion amoureuse nous tient.
Dérision. Il n'était pas si mal, physiquement. Lorsqu'il m'a ramenée sur la plage nous sommes restés allongés l'un près de l'autre. J'étais consciente. Il m'a proposé un bouche à bouche.
« Sais-tu le faire ? » lui ai-je répondu.
Décontenancé par mon tutoiement il a avoué n'avoir aucune notion de secourisme.
« Alors pourquoi me sortir de l'eau ? » ai-je demandé.
Il a souri : « Par humanité. N'est-on pas tenu de s'aider les uns les autres ? »
Nous étions seuls dans cette crique, du moins seuls au sens de l'indifférence, les quelques personnes qui prenaient le soleil ne s'étaient aperçus de rien. Leurs beaux corps, féminins, masculins, semblaient nous inviter à agir de même, abandonnés, les yeux clos, absents. J'étais en topless, comme toutes, mes fringues et ma carte bleue se trouvaient dans un sac que je l'ai prié de me ramener. Un sac de plage trop grand pour être vulgaire en dépit des rayures grises et roses pastels à la mode cette année là.
Je demeurai allongée tandis qu'il me le ramenait. Une chose qui n'a pas été dite sur le corps masculin est sa souplesse, alors qu'on parle tant des phéromones, sans beauté je ne l'aurais pas laissé me toucher comme il m'a touchée sur la joue en déposant le sac à côté de ma tête, et sans beauté je soupçonne qu'il n'aurait pas pris la peine de me sortir de l'eau.
Peut-être aurait-il préféré dès ce moment me caresser les seins, mais j'extrapole sans doute car il ne s'était jeté à l'eau que sur une impulsion, et cela tient à très peu s'il ne laissa pas tomber ensuite. Je repliai une jambe afin de mieux lui montrer mon corps et qu'il se sente autorisé au silence de la séduction.
Nous restâmes donc silencieux.
C'était tellement ennuyeux que ç'aurait été préférable que nous nous soyons mis à parler sans retenue de ces choses dont nous aurions pu parler le jour d'avant chacun de notre côté, de ces choses dont on parle dans l'île.
Mais de quoi parle-t-on dans l'île ? Nous n'en avions qu'une vague idée étant pareillement solitaires. Je me lançai avec la première chose qui me passa par la tête : « Après un tel épisode on devrait probablement réciter un mantra.
J'en ai un pour vous, rétorqua-t-il.
Tutoie-moi, s'il te plait, répondis-je. »
Échoués sur le sable, nous étions deux adultes redevenus adolescents de par leurs échecs dans la vie ordinaire.
J'avais pensé que les premiers mots de cette histoire la résumeraient toute entière, et qu'en somme en les écrivant j'aurais tout écrit. Il dort. Nous n'avons pas fait l'amour. Je suis chez lui et il commence à faire nuit. J'écris sur un carnet noir, en tout petit pour économiser les pages, cette histoire qui ne tiendra pas en quelques lignes. Nous sommes le premier jour. Il m'a sauvée à 15 heures, il est à présent vingt et une heures.
Je ne suis pas surprise de me retrouver là. Les coïncidences ont la couleur de l'eau d'où il m'a sortie. Des êtres profondément grégaires c'est ça, les solitaires. Il n'existe pas d'autre rencontre vraie.
Tout à l'heure, tandis que nous faisions trois courses au supermarché pour grignoter un dîner, nous n'arrêtions pas de parler. La conversation tournait autour de livres que nous n'avions lu ni l'un ni l'autre mais sur lesquels nous avions déjà la même opinion. La profondeur de nos réflexions s'accompagnait d'une euphorie légère qui nous rendait semblables au reste des humains ; les gens autour semblaient se reconnaître dans notre volubilité.
N'ayant à aucun moment fait de présentation nous nous étions baptisés l'un l'autre : « Tu t'appelles Guido », lui avais-je lancé telle une voyante. Parcouru d'une ondulation féline, il me couva d'un regard fasciné et joyeux : « Comment peux-tu être si juste ? » avant d'improviser à son tour pour moi un pseudo sensuel « Dalilah ».
Pendant que nous grignotions notre dîner de pain tartiné de pâte à tartiner Indienne et de fruits arrosé d'un bon Bordeaux, il m'avoua: « Je suis le contraire d'un surhomme Nietzschéen. J'attends ma revanche. Je suis cruel, mais pas avec les femmes. » Je me demandais : « C'est peut-être ça, l’Oedipe ? »
J'émis un petit commentaire du genre « Oh ? » et il poursuivit : « Te trouver est ma revanche, c'est quelque chose que mon père n'aurait pas réussi !
Est-il mort ? »
Pas de réponse. Je sentais sur moi son regard qui m'enivrait plus que le vin, comme si Guido pouvait m'instiller son poison, sa solitude, tel un infime et incroyable atome de mercure me transperçant. C'est sa façon d'être Quelqu'un. Je ne pouvais que tomber amoureux devant sa prose poétique (si, c'est vieillot, mais c'est ma façon de parler). Ce que je trouve extraordinaire chez lui c'est de me sentir poussée "personnellement" à l'émulation. Son indépendance est contagieuse, « Guido... » murmurai-je tandis qu'il me racontait son vide intérieur, sa rage contre le manque d'imagination, ses projets invraisemblables.
« Je voudrais, m'a-t-il dit dès ce premier soir, qu'après ma mort on tourne un film sur nous.
Alors, ai-je murmuré en me penchant vers lui, ne soyons jamais... Saugrenus.
Et pourquoi pas, rit-il en attrapant par jeu mon collier, le sexe n'est-il pas, pour la plupart des gens, saugrenu ? »
Le sexe... mais nous n'avons pas fait l'amour. Il s'est endormi soudain, mi-allongé mi-assis sur le canapé. Nous devrions coucher ensemble et nous vouvoyer pendant ce temps. J'ai presque envie de le réveiller tout de suite pour le lui dire... et pour le mettre en pratique.
Guido! Guido ! Vouvoie-moi.
Je ne le réveille pas. Je noircis les pages de ce carnet tout en le surveillant du coin de l’œil.
Je tiens comme une fanatique à mes mots. Je veux écrire amour et c'est fait, ici et maintenant.
Tout à l'heure je le réveillerai. Mon corps sera pour lui un luxe et son sexe pour moi un diamant, écris-je tandis que la nuit est maintenant complètement tombée.
Et demain j'irai là où je vis sur cette île où j'ai réussi jusqu'à présent à passer inconnue, seule en attendant que mon fils et mon mari viennent m'y rejoindre, longeant les autres sans participer, chercher ce minimum sans quoi quelles que soient les coïncidences on est par trop démuni. Linge et objets intimes ponctuant l'irréalité du présent mais cependant familiers.
Mais d'abord, tout à l'heure, dans cet entre-deux qui tient dans un sac de plage trop grand pour être vulgaire, je rangerai ce carnet dans la poche intérieure et je le réveillerai.
Guido ! Guido qui m'appelle Dalilah.
Tout à l'heure il me vouvoiera et j'oublierai le tu que j'exigeais.
Nous sommes simultanés, puis-je affirmer au terme de cette première journée. Nous le serons dans le sexe pareillement. Des vases communicants, vases de la plus fine porcelaine.
Je l'ai rejoint sur le canapé et me suis endormie. L'aube se levait à peine lorsque nous nous sommes réveillés ensemble, nous contemplant comme nous n'avions jamais contemplé personne. Si je reviens à ce cahier, au terme de cette seconde journée, le laissant reparti vers ses rêves, de nouveau seule, c'est encore pour parler de lui.
« L'on explique par le philtre magique la tragédie de Tristan et Isolde, je pense que notre amour sera expliqué pareillement sous des termes de chimie illégale, mais quelle injustice de réduire à des molécules quelque chose qui relève de la sécrète tradition du chamanisme qui traverse les âges malgré les différentes formes d'Inquisition qu'on a connu et qu'on connaîtra, foutre de Dieu » tels furent ses mots d'illuminé pendant que nous prenions un singulier petit déjeuner, une infusion à base de plantes qu'il avait cueillies selon les indications de textes plutôt ésotériques.
Je pense que Guido ne se distingue pas par sa précaution, et peut-être même méconnait-il les propres buts de ses actions. Mais je me sentais malgré tout en confiance et j'ai avalé la potion avec même un espèce de gourmandise. Cependant, dès que je voulus parler, je commençai à sentir les mêmes spasmes que la veille, alors que je me noyais dans l'océan, ou comme quelqu'un qui a avalé de travers.
J'avais du mal à dissimuler mon malaise, cependant Guido, inconscient du problème, inventait des mélodies en sifflotant, sur le matelas. Je savais que j'avais quelque chose d'important à lui dire, mais ce quelque chose je l'avalai comme je venais d'avaler l'infusion. De travers.
Plus tard nous avons pris des serviettes et regagné à pied la crique où il m'avait sauvée. Nous nous sommes baignés lentement, sans nous éloigner du bord, à brasses langoureuses, avant de revenir nous allonger bras ballants au soleil.
J'aurais dû fournir un travail de professionnelle pour faire l'amour, d'autant que nous étions corps à corps sur le sable et qu'une dune nous cachait du reste de l'île, complice peut-être de toute promiscuité. J'abandonnai mollement la prétention et je n'ai tenu qu'à mon propre plaisir superficiel, à la dérobée. Il a soulevé la tête, pensant que je n'écoutais pas ce qu'il exposait dans un discours décousu. Il s'est trouvé devant ma bouche, vite fait je lui ai volé un baiser.
Ensuite nous avons fait un château de sable. En fait le corps d'un Adam imposant. Nous l'avons pris en photo. Nous étions contents de notre création : elle n'était plus le fruit d'un ego mais celui d'un nous. Double dose de narcissisme, mais qu'y a-t-il de mieux ? Deux nombrils qui se collent des caresses, se réfugient l'un l'autre, revenus chacun à sa propre gestation.
Nous nous sommes assis pour regarder passer la journée devant notre Adam que la marée fatalement viendrait dissoudre puis ensevelir tels les restes d'un papa rêveur qui aurait été notre père à tous deux. J'avais un vague repentir d'avoir rajouté une des bananes achetées la veille au supermarché à l'endroit sensible du bienveillant colosse. Repentir qui s'accompagnait d'un de ces sourires intérieurs comme en ont les enfants qui ont « fait une bêtise » pour laquelle ils ne seront pas punis.
« Une journée d'un amoureux vaut plusieurs siècles, d'où la longévité d'Adam et de Mathusalem », m'a dit Guido.
« Alors nous sommes en train de tourner un film soviétique ? » « Pourquoi ? » « Puisqu'il durera plus de trois heures », l'ai-je titillé, et il m'a sorti qu'il était profondément Rouge. Faisait-il allusion au régime communiste ou à la couleur ? Qu'importe, je l'écoutai s'emballer, expliquer qu'il comptait les secondes avec le cœur. Puis crier presque : « Rouge pourpre ? Rouge cinabre ? Rouge de Venise ? Du sang ! Du vin ! Du sable biblique, ma chérie... »
J'avais oublié que la référence à Adam il en avait été l'initiateur, pendant que je prenais la photo je me l'étais appropriée.
Soudain il se tut et se mit à caresser ma nuque. Je m'autorisai à noter, les yeux mi-clos, mes propres sensations sans lui rendre ses caresses. Que d'émotions ! Qu'allais-je faire des émotions ? Elles nous mèneraient quelque part, mais où ? à cela tenait l'illusion.
Nous n'avons pas attendu le coucher de soleil. Nous étions chauds, nous sommes rentrés. Il était trop tard, ou j'avais la paresse, pour aller chercher de quoi me changer (mes vêtements étaient poisseux de sel) et il m'ouvrit la garde-robe de sa femme, qui de même que mon mari devait le rejoindre ultérieurement.
Nous avons encore reporté le moment de faire l'amour. Il m'a embrassée sur la bouche, dans un baiser jumeau de celui que je lui avais volé sur la plage mais plus fougueux, on aurait dit qu'il voulait s'assurer que le premier avait été bien réel...
J'émis le désir de prendre une douche avant de me changer – j'avais trouvé une robe à ma taille et à mon goût dans le placard. Nous sommes entrés ensemble dans la salle de bains, j'étais nue, m'étant débarrassée de mes vêtements collants dans la chambre. Ressentant le besoin d'uriner je me suis assise sur les w-c. Pris d'une soudaine euphorie Guido s'est approché pour me caresser les cuisses, les fesses, le ventre, tandis que le flux jaillissait dru. Il avait la tentation manifeste d'introduire les mains sous le jet mais s'abstint, peut-être par crainte de ma réaction.
Pourtant j'étais partante. Légèrement absent-minded par ce qui venait de se produire je voulus lui céder la place pour qu'il pisse à son tour, prête à caresser ses fesses comme il l'avait fait et, qui sait ? m'emparer de son sexe.
« Je t'explique, Dalilah, s'esclaffa-t-il, en fait je préfère pisser dans la baignoire... Tu viens ? »
Ce n'est pas par répulsion que je refusai... non, plutôt choquée par la surprise. Il allait trop vite pour moi, d'un coup. « Procédez donc seul à vos curieuses activités monsignor Guido », commentai-je, amusée, en sortant.
« Nothing compares to you ! » Me cria-t-il avec une légère inflexion mielleuse depuis la baignoire où sifflait l'urine contre la porcelaine. Je caressai ma nudité devant le miroir du placard. Nous étions déjà un couple.
Mais quid des « légitimes » ?
Je me demandai comment il réagirait à mon fils, s'il l'aimerait et le respecterait, sans parler de comment prendraient notre union mon mari et sa femme !
Pour mieux y réfléchir je m'allongeai sur le lit, toujours nue. Nous ne pouvions renoncer à eux pour ces multiples raisons qui font qu'on reste ensemble, toutes des forces majeures. Je me laissai aller à une méditation sur comment réunir tous ces êtres, dont celui qui ne m'était pas le moins cher ni moins nécessaire alors que je ne l'avais rencontré que la veille !
Je fantasmais sur un seul appartement commun, dans l'idéal un hôtel particulier, pourquoi pas ? Les fantasmes sont faits pour combler les trous de l'impossible au quotidien. Trouve-t-on des hôtels
particuliers à loyer modéré ?
Je m'abandonnai à l'idée que sa femme puisse avoir un penchant pour moi et qu'elle m'introduise aux délices de Sapho dont je n'avais, adolescente, que survolé le territoire amoureux avec une fille qui ne me plaisait pas mais s'avérait très entreprenante, un été, en colonie de vacances. Ou peut-être les découvririons-nous ensemble elle et moi, en novices excitées.
À cet instant de mes rêveries Guido me rejoignit dans la chambre. Prenant mes pieds entre ses mains il les massa avec ses pouces, je portai machinalement une main à ma touffe et soulevai les pieds haut afin qu'il la voit mieux. Des flots de jouissance montaient d'eux. Tant pis pour sa femme, mon mari, tant pis pour les légitimes, le fantasme faisait place à la réalité (même si mon mari, j'en étais sûre à cause de moult discussions que nous avions eues sur les couples 'échangistes' aurait été heureux de faire orgasmer sa femme droit dans le vagin)...
Une fois habillés, car nous finîmes tout de même par nous habiller, nous sortîmes manger des crêpes debout devant la baraque, en grande tenue. La robe que j'avais choisie était en effet une robe de soirée, quant à lui il portait un pantalon de lin cru et une chemise de coton léger, ainsi qu'une cravate très austère.
« C'est la première fois de ma vie que je porte une cravate, m'avoua-t-il, je l'ai amenée pour le cas où je pourrais me trouver, par coïncidence, à table avec une des célébrités qui possèdent un chalet sur l'île. »
Il avait l'air transcendantal en disant cela.
Une première crêpe ne nous ayant pas calés nous décidâmes d'en commander une deuxième et celle-ci de la manger assis à la terrasse.
J'éprouvais le besoin de me montrer passionnée auprès de lui, aussi fis-je un caprice et demandai à boire de la vodka avec nos crêpes. Au bout de quelques verres je commençai à ressembler à Isabelle Huppert dans un rôle d'hystérique, et hurlai des obscénités et des critiques aux bobos plus âgés de l'île, qui finirent par quitter la terrasse, outrés par les détails sociologiques chantés à chaque tournure de leur dîner, chassés par mon fou rire.
Lorsque nous fûmes seuls je me retournai vers Guido, qui avait fait durer sa crêpe une heure afin de profiter au mieux du spectacle de mon ivresse. Avec un grand sourire je lui tendis les bras. Je me trouvais tellement amusante et fine dans mes retranchements évanescents que je me prenais véritablement pour une actrice célèbre. Alors que j'allais l'embrasser il m'a tendu devant la bouche le reste de ma crêpe, que j'avalai tout rond ce qui me sauva à nouveau la vie. En effet ce morceau de crêpe à la vanille (la fameuse vanille chérie de Guido) eut pour conséquence de me faire vomir immédiatement l'excédent d'alcool.
Nous étions bizarrement soudés. Je connaissais bien, me retrouvant en cela, les névrosés comme lui : une femme ivre les met en panique. Mais lui me prit la main, sur l'herbe jaune du pré derrière la baraque à crêpes, et, pendant que je vomissais, la couvrit de baisers. D'abord la main, puis le bras et l'aisselle. Aux chatouilles de sa bouche sur mon aisselle je vomis de plus belle.
Décidément la clé de la transe dans l'ivresse est le désir. Tel un bombardement aux tempes me revient l'intonation de camaraderie qu'eut la femme des crêpes pour me dire : « Quel parfum désirez vous, madame ? » Enfin on se pose des questions sur le désir, et tout déboule avec.
À notre retour, dessaoulée par l'air et la marche, j'ai masturbé Guido, qui n'était point surpris ni en désaccord, pour ne pas avoir à faire l'amour. Mon désir était pourtant de faire l'amour ? Oui, mais
ce désir me gênait, imposé, trop vu.
J'ai donc branlé Guido, et l'ai sucé vers la fin mais, me défiant de l'ingestion comme d'un vomitif supplémentaire et superflu, j'ai retiré son sexe de ma bouche juste avant qu'il ne jouisse et étalé son sperme sur ma poitrine, puis je lui ai mouillé la pointe du nez avec, gémissante, mimant le plaisir avec une théâtralité dont la fausseté constituait un plaisir en soi.
Comme hier j'ai attendu qu'il s'endorme, là-haut, dans la chambre, pour exhumer ce carnet de la poche de devant du sac de plage et écrire.
J'ai comme une danse de Saint-Guy à une jambe. Je trépigne nerveusement, par acte réflexe, comme une machine à coudre, tout le temps que je passe à écrire. On le prendrait pour un symptôme, quelque chose du domaine du trouble obsessionnel ou de l'hyperkinésie... c'est plus simple que ça, j'ai entendu hier soir une musique dont mon tic fait la base rythmique, quand les jeunes voisins de Guido faisaient la fête. J'en ai même retenu le refrain : doudous sauvages, câlins sur la plage, et je m'aperçois que ma jambe est tout le temps d'écriture en train de se balancer, entraînant tout mon corps dans ce balancement, sur ce refrain, rythmé. Doudous sauvages, câlins sur la plage. C'est une vieille technique, chez moi instinctive, de transe, comme peuvent l'être les danses des derviches ou les tambours et harpes au Nord comme au Sud du Sahara. Je me mets en transe par mon symptôme. Je le laisse m'envahir, j'appelle l'Esprit, mon moi profond, rôdant toujours, méprisé en même temps que redouté...
Mais soudain la présence physique de Guido me manque au point de suffoquer et j'éprouve le besoin irrépressible d'aller me lover contre lui. Je pose ce carnet : au-revoir-à-tout-à-l'heure lecteur.
2
Après qu'elle eut posé son carnet, cette deuxième nuit, Dalilah rejoignit Guido dans la chambre et s'allongea contre lui. Il se réveilla à demi tandis qu'elle s'endormait à demi, et ils restèrent allongés ainsi entre veille et sommeil jusqu'au moment où le sommeil allait l'emporter, lorsque les jeunes voisins musiciens se mirent à nouveau à jouer très fort, les éveillant complètement.
Ils discutèrent sans affectation ni effets, comme on discute de choses ordinaires, du Cantique des Cantiques et de Don Quichotte, de Don Juan, de Casanova, et même de Jean de la Croix. Cependant, à force d'entendre à travers les murs trop minces les blagues que les jeunes d'à côté visiblement en chaleur, garçons et filles de vingt ans, plutôt des jeunes beatniks selon Guido, se lançaient entre chansons et feintes bagarres ils commencèrent à se sentir excités et leur conversation savante devint plus langoureuse jusqu'à s'éteindre tandis que leurs langues se mêlaient.
Pour la première fois ils firent l'amour.
Il faut un grand art pour écrire plus d'un paragraphe sur la simplicité et l'intensité du coït. Une longue explication de plus d'une page vaut son pesant d'or. Son pesant d'images.
Au bout de cette grande œuvre, pour laquelle elle évitera les phrases courtes à la Sollers – l'on ne parle bien de la simplicité qu'avec majesté – celle que Dalilah écrira le jour suivant, nous, ses lecteurs, apprendrons qu'après avoir accompli l'acte de chair dans une osmose parfaite avec Guido, ce névrosé en qui elle se reconnaissait, ce littérateur comme elle, elle sortit, nue dans un peignoir pris à la salle de bains et enfilé à la va-vite, la ceinture lâche et les pans ouverts, pour rejoindre les jeunes beatniks bruyants.
L'excès de bonheur qui avait replongé son amant dans le sommeil la mettait elle dans un état d'excitation rendant logique un comportement aussi extraordinaire.
Elle ne rejoignit pas les jeunes gens les mains vides. Tout en enfilant le peignoir elle avait raflé dans les placards de la salle de bains des comprimés pris à plusieurs des flacons de neuroleptiques absorbés quotidiennement (mais sur ordonnance) par Guido en guise de monnaie d'échange contre son intrusion.
Les jeunes gens la laissèrent entrer avec amusement et curiosité, échauffés dès l'abord par sa tenue et ses impertinences (qu'elle mettrait ensuite sur le compte de cette infusion de plantes cueillies des mains de Guido et aux conséquences inconnues). Les filles laissèrent les garçons seuls avec elle.
Dalilah s'adonna alors à tous les jeux auxquels son imagination décuplée par leur fougue la conduisit. Elle s'amusa beaucoup avec ces jeunes de différentes nationalités, barbus, offensifs et orgueilleux qui tout en s'excitant avec elle voulaient savoir si elle aimait leur musique. Ils la caressaient énergiquement, heureux comme s'ils avaient conquis le monde pour leur cause, et la pénétrèrent alternativement, hilares mais respectueux au point d'ennuyer plaisamment Dalilah.
Ayant joui à répétition elle déboula dans la chambre où s'étaient écroulées les filles afin de se faire bercer et consoler du trop-plein de bonheur qui l'occupait jusqu'à être insupportable.
À l'aube elle alla sur la plage regarder le soleil se lever. Prise d'une lubie elle chercha dans les poubelles de quoi nourrir les mouettes, qui venaient faisant de tours de manège comme des petites voitures de foire, une fois posées, dérober ce qui était plutôt offert. La pauvre Dalilah les appelait à
peine d'un murmure déplacé, n'osant plus hausser la voix. C'était là l'occupation dans laquelle elle était plongée quand Guido la trouva.
Pris de désir à ce spectacle inusité, il l'entraîna vers « leur » crique où malgré la présence d'un homme pêchant à la canne ils refirent l'amour sur le sable.
Dalilah nota que pour lui c'était la deuxième fois en quelques heures, tandis que pour elle c'était la septième. Elle le lui expliqua, lui racontant, larmoyante et la chair de poule au frais du matin nu, d'abord le brave rouquin des percussions la tripotant jusqu'à entrer totalement dans sa chair, puis les gentils franco-français à inspiration celtique qui la prirent à deux et tout ce à quoi elle s'était livrée alors que lui dormait, sans pour autant empêcher le jeu érotique et la pénétration à l'entreprenant Guido, qui s'éveillait au corps de Dalilah.
Lui vit sa jouissance décuplée par ces révélations, car il aimait la puissance de La femme, celle qui fait passer le Chi chez l'homme.
Cependant que les spasmes de l'orgasme le secouaient, son esprit à elle divaguait vers son carnet de moleskine noir, dedans lequel elle consignerait les faits en train de se dérouler. Leurs discussions, et leurs digressions pour ne pas se dire quel était leur métier précis à chacun, comme si la littérature elle-même ne suffisait pas, n'était pas un métier.
Les images de fantasmes défilaient à la rapidité de l'éclair dans son esprit comme séparé de son corps. Elle improvisait qu'elle était fascinée par les bas fonds, ou qu'elle avait été serveuse et strip-teaseuse à Pigalle, et même qu'elle connaissait le « dark side » de Milan, ayant pris l'exil volontaire en Italie à l'arrivée de Sarkozy à la présidence.
Ses quelques véritables exploits échappaient à une normalité avouable, bien pires que ses fantasmes. D'où les digressions durant leurs discussions, la littérature non suffisante « en soi » d'une part, les à-côtés de sa vie avant son mariage de l'autre.
Lui, elles lui servaient en revanche à cacher ses années de maladie en affirmant comme si de rien n'était les plus communes et honorables des occupations... facteur, professeur d'espagnol, gigolo téléphonique et astrologue.
Il connaissait un homme qui prenait des squelettes des ossuaires des petits villages et décorait sa maison comme ça. Il recevait Guido lui faisant croquer du sucre en morceaux. Il était créateur de dessins animés et Guido avait vainement essayé de sympathiser avec lui en parlant de peinture. Ce qui intéressait son ami nécrophile était de faire une adaptation animalière en trois dimensions des romans autobiographiques de Guido. Bref, là non plus rien à voir avec une réalité avouable...
Il n'y a pas de métier avant l'écriture, songeait Dalilah tandis qu'il roulait sur le flanc près d'elle, pour exprimer comment définir la qualité d'absolu indéfini de leur métier de littérateurs à elle et lui.
C'est alors qu'il lui annonça : « Demain c'est fini, ma femme arrive, mais profitons de ce jour et de cette nuit. Tu sais ce qui me ferait plaisir ? Façonner un nouvel Adam à l'endroit même où le premier a été emporté par la marée. »
Toujours sur l'emprise de cet état qu'elle imputerait à la tisane, et avec cette légère ivresse que donne le manque de sommeil (sans parler une nuit d'amour multiples) Dalilah se redressa aussitôt et courut, vêtue uniquement de son bas de maillot de bains et tenant la carte bleue de Guido à la main vers le supermarché. Car s'il voulait refaire un Adam elle voulait elle replacer une banane au même endroit.
Le supermarché ouvrait à peine. Deux jeunes gendarmes garés devant l'interpellèrent au moment
où elle allait s'y engouffrer à cause de sa tenue. Ils eurent une conversation plutôt courtoise, où la violence de la menace rendait encore plus exquis et doux le recours à la rhétorique et aux formules longues, ces formules qui permettent l'échange de regards de joueurs de cartes compulsifs.
Au terme de la discussion elle échappa à l'amende et, même, l'un des deux gendarmes alla lui acheter ces bananes dont il n'avait aucune idée d'à quoi elles pourraient bien servir mais qui lui semblait en somme un caprice très raisonnable pour une si jolie femme. Et en tant que gendarmes sur l'île ils en avaient vu défiler des jolies femmes excentriques, autant dire que malgré leur jeunesse ils étaient rodés !
Lorsqu'elle revint à la crique, Guido avait renfilé son blue-jean et son tee-shirt blanc. Adam avait été cette fois modelé les bras en croix. Dalilah lui planta une banane toute droite à l'emplacement du sexe et, l'ouvrant, la mangea à genoux lentement.
Pendant qu'elle mangeait la banane à l'endroit précis de l'Adam de sable, ou le Christ de soluble poussière, lui voyait dans la mer les panaches de Penthésilée et ses amazones à cheval, il voyait courir la voix de la beauté de l'homme entre les homériques féministes et le délire d'Achille pris en otage par ces femmes fatales.
Ils regardent ensemble les jeunes partir dans le bateau, ils ne restent plus sur l'île, dissimulant avec des mesurées bravoures la honte, les garçons, hésitantes de montrer de la compassion ou de la pure sympathie, les filles, sauf celle qui a embrassée Dalilah, qui lui cligne l'oeil.
Ils coururent jusqu'à la maison. Là elle mit un comble à l'excitation de Guido en pissant sur lui, sur son visage, dans la baignoire. « Aucun objet de consommation », dit-il en jouissant à peine la pénétra-t-il.
3
Poèmes écrits par Dalilah et Guido lorsqu'après leur second petit déjeuner ensemble composé une fois de plus de cette étrange tisane pseudo biblique, ils écrivirent tour à tour dans son carnet :
(a)
Je suis Empédocle et le volcan
de la mort sera pour moi tel le bordel
pour l'ambitieux, facilité et conspiration, passage du feu
(b)
Tristan et Iseut
Quand le triangle pointe
vers le Ciel,
comme un feu sur la plage,
les deux parties qui sont par terre,
qu'est-ce qu'elles font ?
Quand notre père nous
laisse tout seuls à l'aube,
l'heure des requins et du regret,
le soleil dans sa chevauchée
nous semble insupportable comme
un cercle d'or et de vice
qui ne peut se substituer
à la noire sagesse du ciel,
du vieux ciel nocturne et royal.
Les braises, leur toux, leur tristesse, pointent
un triangle secret sous nos pieds
(c)
Je suis Justine, cher prisonnier
celle qui souffrait comme toi le supplice arbitraire
mais toi tu écris et moi je reçois les chiffres de gifles
le robinet des siècles qui goutte du sang la nuit à l'enfer du réel
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Voilà comment on devient Nietzschéen : quand la femme de Guido arrive, il nous est dit qu'elle est d'origine africaine, occupée avec une thèse en Histoire de l'Art sur laquelle versait déjà sa première conversation avec Guido, et que Guido voit sa femme de plus en plus diffuse, et que au contraire de l'amnésie traumatique, il oublie petit à petit tout ce qu'il sait d'elle, toute perception d'elle et de l'enfant qu'ils ont eu. D'ailleurs il ne mentionne ni n'a jamais mentionné d'enfant et la maison de vacances où il vécut son histoire d'amour avec celle qu'il prénomma Dalilah ne contenait rien laissant supposer qu'il existât.
On ne donne pas de prénom à la femme ni à l'enfant. Guido commencera à s'isoler en criant : je deviens aveugle !
Il se lance sur les femmes, les mains en avant, mais au lieu de les tripoter il leur claque deux baisers sur les joues. C'est comme ça qu'il traverse toute l'île. Il reconnaît une plante de ciguë dans la partie sauvage de l'île et se met à manger les feuilles, en improvisant des poésies sur Empédocle, Hölderlin, le Marquis de Sade... pendant qu'il meurt. Puis Dalilah le trouve encore vivant, en fin d'agonie et il lui dicte les poèmes pour qu'elle choisisse un pour épitaphe. Elle lui demande pardon pour l'épisode du mépris dont on n'a pas encore parlé et qui s'est passé la nuit précédant le jour du suicide de Guido.
Le jour après la mort de Guido, Dalilah gagne Paris et trouve une lettre dans son ordinateur l'invitant à parler de son travail dans la littérature sur un plateau de télévision le soir même, elle improvise des réponses devant la glace de son appartement, son mari et son fils sont absents, ils sont en ce moment probablement en train de la chercher sur l'île. En improvisant des réponses sur des questions concernant le style en littérature elle arrive à l'amour. Elle improvise des résumés de l'histoire qu'elle a vécu, tous à l'eau de roses. Ensuite sur le plateau de télévision elle entame un tout autre discours. Elle dit qu'elle a vécu un cauchemar, que sa vie a été ruinée à cause d'un fou suicidaire, que la folie exerce une fascination destructrice, que l'illusion amoureuse est propre des malades et qu'elle l'a été mais que seul l'exercice thérapeutique de l'écriture lui a permis de ne pas basculer comme Guido.
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