mardi 1 décembre 2009

Thérèse


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Présentation rapide du m@nuscrit :
Autour du Château intérieur de Thérèse d’Avila rôdent les couleuvres du savoir mondain et les vipères du fanatisme

4e de couv :
Nonne funky truffe sur le gâteau intérieur. Il y a écho entre Thérèse d’Avila et La religieuse de Diderot. Ce décalage est très contemporain, malgré les rideaux d’une société du spectacle du rideau fermé. Le protagoniste s’appelle Gaspar et il est graveur.



Manuel Montero

Deuxième demeure
ou le compliment


je veux signifier, si elle (l'âme, la soeur...)
voit quelques saints,
qu'elle les connaît comme des habitués






Mon ami Gaspar passait aux yeux des autres grenadins pour un malheureux et un malchanceux. Il avait un penchant autistique et son prénom lui fut donné en l'honneur de Kaspar Hauser - un enfant sauvage du XIX siècle - par son père, lui-même autistique mais assez érudit pour connaître le pouvoir magique des noms. En tout cas, Gaspar portait les stigmates de la marginalité sans trop sombrer en elle. Il maintenait des rapports avec sa famille et quelques connaissances charitables, plutôt de gauche.

Il cherchait toujours quelque prétexte dans ses lectures pour se faire aimer, ou du moins apprécier. Son critère dans l'étude était le merveilleux, une certaine contradiction intellectuelle, qui pouvait passer au regard de ses connaissances pour une subtilité de l'esprit, une délicatesse de dilettante. Mais ce que je veux montrer chez Gaspar, ce sont ses méthodes dans la mise en place du merveilleux.

Dans les conversations, il faisait des citations sans modération, semblant assumer un chiffre de responsabilité colossale. Ainsi, comparaît-il une de ses charitables connaissances à Erskine Caldwell, ayant pourtant à peine effleuré La route du tabac, livre qu'il trouva d'occasion au Maroc, en raison des associations d'idées autour des témoignages sur la misère que l'une comme l'autre semblaient arborer, mais sans qu'il ait en aucune façon approfondi cette mise en parallèle. Il suggérait en revanche obstinément que cette comparaison voulait tout dire.

Il avait lu une page au hasard du livre de son amie, pas plus.

Il avait comparée publiquement à Sainte Thérèse d'Avila une dame qui lui avait concédé une amitié notoire. Ce moment lui laissa une forte sensation d'avoir échoué le compliment. Du coup, l'image d'une nonne chevauchant un âne lui venait à l'esprit et le perturbait fortement. C'était pas top, comme citation.

On pouvait penser à Madrid - il n'était plus, au moment de cette rencontre, en sa Grenade natale où il passait pour un avant-gardiste avéré - qu'il n'était pas au courant du féminisme radical qui, après coup, s'était venu réclamer de l'écriture féminine de la sainte et de sa fonction de résistante. Au fond, il avait choisi le compliment pour cette raison, mais pour les madrilènes ça n'allait pas de soi. Voilà Gaspar malheureux à Madrid.

Surtout à cause de la présomption que s'il avait lu la sainte ce n'était pas à l'université et pour faire la révolution, mais aux cours de religion et pour aller à la messe. Et là venait l'image de la nonne sur le bourricot.

A Madrid, on ne pouvait pas être au courant des différentes monographies savantes qu'il avait consultées dans son dilettantisme, dont l'essai féministe et déconstructif de Mercedes Allendesalazar - opposant une plasticité (symbolisme de l'eau) de l'image thérèsienne à la rigidité autoritaire et tridentine de Loyola - qu'il fallait lire en français parce qu'il n'existait pas de traduction espagnole.

Un autre livre s'intitulait De los rios de Babel et mettait Las Moradas en rapport avec la Kabbale.

Deux pièces savantes que ses amis de Madrid ignoraient, et qu'ils ne pouvaient donc pas présumer chez Gaspar. Au lieu de lui donner de l'ascendant, elles lui donnaient, si l'on peut dire, du descendant.

De temps à autres, Gaspar se droguait, car il avait lu Henri Michaux qui était un grand écrivain et en faisait autant. Il citait Edgar Varèse, dont il avait entendu des partitions en concert une fois dans sa vie, comme la plus familière des choses, puisque le concert avait eu lieu à Grenade. C'était de la musique d'avant-garde, un peu froide, hiératique, fortement ésotérique, et cet instantanée, il l'avait placé, depuis, sur une des étagères de sa mémoire.

Son rapport à la drogue se résumait ainsi : une assez prudente disposition, "je n'en prends que rarement", de la modération toujours, "à de très faibles doses, parce que je suis très sensible", de la circonspection, "il y a des gens qui parfois...", son côté autistique labouré comme une distinction petit-bourgeoise, jusqu'aux jours où, à Madrid, il avait malencontreusement cité la carmélite. Il en prépara un bien fort. Gaspar, qui dirait se sentir rassuré par ces connaissances à travers des essais consultés pendant des années d'étude et se considérerait si peu pris dans l'illusion ecclésiale, se retrouva repêchant LAS MORADAS parmi le désordre des livres de sa petite chambre madrilène où des matériaux d'artisanat et une bibliothèque énorme, disproportionnée, envahissaient l'espace et le sol autour du canapé sur lequel il dormait pendant la journée.

Malgré qu'il avait fumé pour se décontracter et fuir le cafard, il pensait que ce n'était pas assez, qu'il avait peu fouillé dans les textes originaux l'écriture de Thérèse, même si plusieurs des livres de la sainte étaient à portée de sa main depuis des années.

Lui vinrent des images froides en blanc et noir d'actrices, et il lui semblaient être en marbre. C'était la vraie image en marbre d'une poseuse nonne par Bernini qui était la plus chaude, fondante. Il essaya de trouver une voie moyenne et imagina la sainte portant une grande robe de mariée, sous laquelle il découvrait son sexe luminescent et multicolore. Elle était forte comme une amazone pour briser les chaînes de fer qu'il portait. Elle fouettait un businessman pour deux sous. Il se souvient parfaitement de la normalité avec laquelle il eut un mécène travelo à Grenade, qui lui achetait des portfolio de dessins, et qui lui exposa même dans la salle de cinéma pour adultes dont il était le propriétaire et chef d'entreprise. Il ressemblait vraiment à une femme... quelqu'un lui donna la première fois un coup de coude lui chuchotant : "c'est un homme." Cela rendit très formels leurs rapports commerciaux, et l'amena à une humble gratitude. En tout cas, si on lui avait dit "c'est une sainte", il aurait quand-même continué à être coquet. Et si on lui disait "C'est Sainte-Thérèse d'Avila", alors il tomberait amoureux en coup de foudre et plein de désir.

Savoir que seuls des hommes entraient dans la salle de cinéma de son mécène et qu'ils se masturbaient ou se suçaient ne lui fit pas mépriser son collectionneur et marchand. Au contraire, il restait émerveillé que dans sa cour d'artistes il y ait de belles femmes. Qui faisaient même de la méditation transcendantale.

Ainsi prit-il soudainement la décision de plonger dans la Deuxième Demeure. Il considéra que pour cultiver son goût du merveilleux, autant dans ses gravures et autres productions graphiques, que dans son écriture et sa conversation, il était de bon ton de lire Thérèse drogué. D'ailleurs, en Espagne, les amis de gauche parlaient toujours de la sainte lorsqu'ils prenaient des bières ou au troisième ou quatrième verre de vin, arguant qu'elle avait des visions parce qu'elle prenait des champignons cubains.

Il ne voulait pas entendre les biographes à la radio ou au bar, il aimait que chacun raconte son histoire propre et prenait plaisir à raconter la sienne. C'est pour cela qu'il appréciait les livres de Thérèse.

A ce jour, il avait, au long des années, lu au hasard une certaine quantité de pages de LAS MORADAS et de la "Vie" de la sainte, ainsi que "Chemin de perfection" par morceaux. Mais, d'habitude, il était sobre. Ce ne fut pas le cas le jour où il essaya de fuir par la lecture l'image de la nonne trottant sur un âne.

Il se jurait qu'il ne se verrait réduit à cette vision ridicule (tutti a cavallo) due à un insidieux glissement entre le cinéma d'après-guerre sous la dictature de Franco et le dernier roman de Kristeva, qui lui semblait d'une frivolité crasse de par les morceaux lus sur le site de la psychanalyste.

Il essaya d'autres visions religieuses plus proches du hype. Par exemple, celle de la poétesse madrilène célèbre surtout aux années 80 quand elle était très jeune et particulièrement belle et photogénique, Blanca Andreu, qui avait flirté avec l'héroïne, selon certains de ses poèmes, et qui posa pour les photographes déguisée en nonne en extase. Il l'avait découverte dans une anthologie espagnole de La Pléiade, puis dans d'autres anthologies. Il connaissait certaines photos par ouï-dire.

Ou bien encore les nonnes sensuelles et surréelles qui apparaissent dans les photos coloriées de Ouka Lele, autre madrilène des eighties, très raffinées et bizarres, telles qu'il s'en souvient. Mais rien de cela n'était évident par le simple fait de mentionner Sainte Thérèse. Il n'était même pas sûr d'avoir vu les photos d'Ouka Lele, dont il ne possédait pas de catalogue.

Le souhait de trouver une écriture radicale et résistante se voyait assoupi et ramené au merveilleux à cause de ce qu'il avait fumé. Ainsi, au début de la Deuxième Demeure ou Morada, le démarrage de Thérèse s'adressant aux femmes d'une foule de couvents avec une franchise et une assurance totales, pour parler des âmes habitant les demeures de la mystique, sembla l'arracher du canapé et le ramener dans le songe éveillé. Il ne lisait plus depuis le XXI e siècle. La sainte décrivait l'autisme en l'assimilant à la première demeure et décrivait le passage dans la deuxième demeure comme un insight et comme une lutte. Mais sa parole était imagée par des mots métaphoriques tels "couleuvre" ou "démon" qu'il ne pouvait pas s'empêcher de voir défiler en songe comme s'il assistait à un anachronique cinéma clérical.

En Suisse, ils viennent d'interdire les minarets. Il visualisait la croix blanche sur le drapeau suisse. La sainte parlait aux nonnes d'embrasser la croix, ou douleur, de leur époux, le Christ (Jésus). Pour lui, Jésus était la came, un mot de passe marginal, quelque chose qui ne passait pas dans l'écriture du docte. Ou du docte pour lequel il s'était pris lui-même depuis longtemps. Car le Christ s'était éloigné de l'Eglise, comme de Satan ou de Pierre. Quelle femme compliquée, Thérèse ! Pour comble, par oeuvre d'analogie, le passage sur l'insight est décrit par la sainte comme une scène d'artillerie, une batterie de canons tirant sur nous à grand bruit. Règne le suspense, l'on ne sait pas si l'on en sortira vraiment vivant pour les demeures suivantes... qui vont jusqu'à sept.

Ce sont de différentes modalités du même insight, avec des adhérences subtiles de narcissisme, d'amour et autres poétiques métamorphoses de la libido ou du Dasein, si vous voulez. Ainsi, me le raconta Gaspar, quand il vint prendre un café, sans avoir pu aller plus loin que la première moitié du livre, dans un état terrible, comme s'il venait vraiment de passer sous cette vieille artillerie.

Rester dans la deuxième demeure, attendre, ne pas sortir.

Il s'était refusé de lire le roman historique de Kristeva, qui lui paraissait une trahison à la bizarrerie de l'expérience mystique, malgré qu'il eut admiré comme une sainte Julia Kristeva dans sa période Tel Quel.

Des nonnes délicieuses, maquillées, tiennent compagnie au drogué, lui offrent un sein, lui tendent un pied délicat sous le nylon, n'était-ce pas là un de ces "goûts" dont la sainte nous invite à nous abstenir, mais par lesquels l'on est forcé de passer ?

Le chapitre de la Première Demeure est déjà chantant comme une musique, qui invite à l'humilité avec plein d'humour, et qui pose la question de l'amour des autres comme limite et initiation de l'introspection. Nous sommes, si vous me permettez la frivolité, dans les solitudes amicales de nymphe, dans la demeure de Latona, aspect bénéfique de Diane, soeur du Soleil. Ce fut donc pour Gaspar, videlicet, la lecture du Bain de Diane qui fut inaugurale, un premier éveil, dans son choix du passage intermittent entre écriture et gravure. Mais je reparlerai de Klossowski un peu plus bas.

Mon hypothèse est que la Deuxième Demeure est régie par la lutte, par la guerre, comme le jour de Mars. Dans l'édition que Gaspar a utilisé, c'est le chapitre le plus court, raison pour laquelle Gaspar l'a choisi.

Gaspar ressent la qualité aigre-douce de la demeure. Il a peur de sortir, il a peur de rester emprisonné. Il sait qu'il devra finir la lecture du livre, comme il devra finir d'autres livres. Occupé par la volupté de la lecture suspendue, il se sent une larve, une chrysalide.

La sainte fait partie de son métabolisme, de son code génétique.

Le discours de Jamblique ou simplement celui de Plutarque dans De Iside et Osiride. Il y a de quoi alimenter la Foi, avec leurs intuitions païennes.

La sainte est, au fond de sa profusion affectueuse, plutôt schématique, comme Ignace de Loyola, et nous situe dans une topologie où elle place parfois dans un lieu précis l'expérience de la mort.

Une poétesse argentine, Alejandra Pizarnik, est un bel exemple de "nonne" moderne et athée complètement consacrée à l'expérience de la mort, sur ce socle thérèsien, jusqu'au suicide qui serait un mariage mystique.

L'arrivée, enfin, au domaine du léontocéphale, Saturne, père du Temps et des Dieux. Mélancolie. Et gardien du Deus absconditus, du centre du château des châteaux.

C'est cela que Allendesalazar et Kristeva n'ont pas perçu, selon Gaspar, mettant en avant une fluidité qui serait féminine. Elles n'ont pas perçu, selon lui, l'ésotérisme astrologique de Thérèse. Un univers avec sept planètes qui sont des facettes de Dieu. Le besoin de décompter, de rythmer par les noms, même s'ils sont passés sous silence.

Avec forte raison, Pierre Klossowski assimile la sainte à un esprit androgyne, avec un petit dragon au pubis, gravitant autour de son Baphomet. Un roman dont l'adaptation au cinéma par Raoul Ruiz met en évidence le contenu érudit d'actualisation du mithriacisme. Thérèse buvait dans ces sources à travers un hypothétique aïeul cabaliste.

En tout cas son grand-père fut rabbin, ce qu'elle devait cacher dans l'Espagne totalitaire de l'Inquisition comme une honte, comme quelque chose à gommer pour toujours. Il restait la solide structure de son psychisme, plus fort que la honte imposée. Klossowski fait d'elle un esprit vagabond et changeant. Placée, donc, dans l'air, royaume de l'Antéchrist. Un principe du métamorphique.

Le Baphomet...

Ce livre presque inintelligible, qui se propose comme roman, a fait parler les philosophes post-modernes. La modification, dit Deleuze à son propos, est le principe commun à Nietzsche et Klossowski. Et c'est "La modification" que Michel Butor donne en titre à son propre roman .

Là où se tient la vision de l'insight, Thérèse place un château, ou forteresse temporaire de la vertu et de l'amour de Dieu, et elle l'entoure du Mal du Monde signifié aussi bien par les conversations inutiles que par leur figure, la vipère.

La vipère...

Blotti dans son canapé, peu avant l'effort titanesque de venir chez Berthe et moi, Gaspar sentait la rue comme un domaine de vipères rampantes à taille humaine. Sous l'effet de la drogue, tout ce que la sainte proposait comme symbole lui semblait une expérience directe, au point qu'il ressentait sa chambre comme la chambre d'un de ces châteaux à visions.

Et surtout au moment du coup de la batterie de canons tirant sur lui, là il fut sur le point de se jeter par terre et de sentir le bruit. Il s'attendait à ce que des démons, mi-quattrocentistes, voire gothiques, mi-boudhiques, ce qui revient au même, le surprissent dans la rue sous forme de soudaines présences. Ce sont les alentours de la Deuxième demeure, régis par Mars, le rouge, le chien. Il attendait d'arriver à un troisième château, dans sa lecture, pour avancer dans la musique des sphères, ces planètes qui nous parlent et qui sont de Dieu les facettes.

Leurs noms restent secrets et le mot de passe est commun à tous, "Jésus". Et, au delà, la mise en suspension et la dissolution du schéma. J'espère que Cecilia comprendra finalement le compliment de Gaspar.

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