mardi 9 octobre 2012

le Wake (4)



Il en arrive, tout comme pour l'Apocalypse, emblème de la Bible chrétienne, qui n'admet pas vraiment, malgré la patristique, un commentaire, une tradition talmudique, par exemple, que les littératures du XXe siècle nous sont fréquemment présentées comme des "points de non-retour", tandis que depuis on fait d'elles, que ce soit le déroutant Artaud, le déroutant Joyce ou ceux qui viendront, des valeurs sûres et des lectures rassurantes et accueillantes, tout comme le serait une école idéale, ou l'Eglise. Pourvu que l'on ne s'attarde à les ressortir à contre-sens ou se les approprier sans la cérémonie requise. Elles n'ont presque pas de sens, elles ramènent au noyau sauvage et obscène et toxique ou dissocié du langage, et en conséquence elles doivent être citées comme des marques, comme des stigmates qui, portés sur soi, doivent être remis à une transmission miraculeuse, comme ceux de Saint François.
Ceci serait de la banalité philosophique, ou pire, une sociologie de la méfiance, de la délation des élites, typique du fascisme. Ce qui m'intéresse n'est pas de dévaloriser le Wake mais de embourber bien dans un rapport de lecture le moins aseptique possible, le plus proche possible de sa propre obscénité.

Depuis la tragédie, le Romantisme Noir si bien épinglé par Mario Praz, l'évocation littéraire de la méchanceté maintient sa vigueur. Mais qu'en arrive-t-il dans l'innocence d'une écriture qui est victime d'elle-même, de sa rupture d'avec une forme ? La méchanceté doit se faire cerner en creux, ailleurs que dans le livre, redevenu sacré, non-artistique, du fait que toute forme disruptive est la forme même de l'innocence, le creux à son tour de la méchanceté dont l'homme ne peut que toujours occuper sa tête.

Par le même réflexe qu'une chrétienne noire, africaine, peut souligner des passages de la Bible avant de les lire, même pour les abandonner entre les pages, l'on fait cet usage de la littérature d'avant-garde, un usage magique, qui suggère qu'elle a un sens, un sens si puissant qu'on flirte avec comme avec le risque d'une maladie vénérienne...

lundi 8 octobre 2012

le Wake (3)

Nuit du dimanche 7 octobre 2012

Lire des expressions comme « les 400 coups » dans la traduction française du Wake fait mal aux yeux si on a un minimum de respect pour la création originelle. Encore si ça aurait été sur l’Ulysses, on comprendrait vaguement qu’il s’agirait d’une des confidences de la femme de Joyce, en cours d’écriture, sur les débilités des collègues de l’écrivain, mais dans le Wake, qui est une œuvre italienne, c’est une confidence du traducteur sur son imbécilité à lui.

James S. Atherton, dans son livre "The Books at the Wake. A study of literary allusions in James Joyce's Finnegans Wake" dédie des longs chapitres à la présence structurante de l'Ancien et du Nouveau Testament dans le Wake. Dans ce sens les remarques de D.H.Lawrence dans "Apocalypse" sur l'usage à l'anglaise de la Bible par les prédicateurs et par toute une société tarée depuis la métamorphose industrielle viendraient brouiller la perception en tant que création à l'italienne d'une oeuvre, quoique catholique par son auteur, très proche de la sensibilité protestante.


Ce serait le dispositif de l'oeuvre initiale de l'étape de liberté créatrice de Joyce, son Ulysses, qui viendrait nous mettre sur la piste de son virage vers l'italianisme, de par les soins et les précautions tendues et charnelles de la courtoisie et de par l'émulation des modèles monumentales, y comprise la caricature bien documenté de son entourage littéraire et politique. Mais il n'est pas sans intérêt de vous faire part d'une observation empirique récente à propos de la lecture à l'anglaise faite hier soir dans le métro de Paris. Une femme, sur une rame qui conduit vers la banlieue nord, à une heure tardive, s'assoit en face de moi et échange quelques regards maternels mais fondamentalement courtois et d'un flirt ébauché avec moi. Elle venait visiblement de l'Afrique Noire, bien élégante dans sa tenue comme il est fréquent, et tonique et attirante. Un peu plus âgée que moi. A mon geste de me mettre à l'aise pour la regarder elle esquisse un sourire à peine hautain et balade sa main tapotant des doigts sur un strapontin vide. Je devine qu'elle me réserve une surprise, un dévoilement, peut-être sortira-t-elle un livre de son sac ?


Elle extrait enfin son livre, une bible plastifiée, flexible et un peu usée. Elle inspecte l'index de matières, ostensiblement elle cherche une réponse à une question, faisant un usage oraculaire vaguement africain du Livre Sacré; elle fronce les sourcils, l'index ne semble pas satisfaire son type de question et elle passe un bon moment perplexe feuilletant ces quelques pages, impatiente et méthodique, sans me perdre de vue. Finalement elle semble se satisfaire de quelque chose et elle cherche un passage dans sa bible, déniche un marqueur fluorescent et au lieu de marquer à mesure qu'elle lit elle marque en jaune citron éclatant toute une demi-page avant même de la lire. Cela est un mécanisme intéressant, non ?